Qu'est-ce qui se cache derrière les grands reportages réalisés en zone de guerre? Un journaliste, certes, mais ce dernier n'est jamais seul. Dans son ombre se cache toujours un «fixeur», un journaliste local qui lui sert de guide, d'interprète, de bottin téléphonique et de garde du corps. Un métier méconnu, qui flirte quotidiennement avec le danger, comme l'a rappelé il y a 10 jours la mort tragique d'un fixeur afghan.

C'était un peu un dernier tour de piste. Sultan Munadi, 34 ans, avait travaillé pendant quatre ans avec le New York Times, servant de fixeur aux correspondants du vénérable journal. Il traduisait, organisait les rendez-vous, faisait des entrevues. Parfois, son nom apparaissait à la fin d'un article. Le travail lui avait plu un temps, mais il voulait plus: voler de ses propres ailes au sein d'un média afghan. Mais Kunduz l'a arrêté en plein vol.

 

Kunduz, c'est la ville près de laquelle, le 4 septembre, les forces de l'OTAN bombardent deux camions-citernes que les talibans venaient tout juste de leur voler. Ils atteignent leur cible, mais tuent aussi une centaine d'Afghans. Des talibans? Des civils? Difficile à dire.

Dans le bureau afghan du New York Times à Kaboul, le journaliste Stephen Farrell décide de se rendre sur place pour enquêter. Il sait que la mission est dangereuse. Kunduz fourmille de talibans. Mais il décide que l'histoire en vaut la chandelle. Il ne part pas seul: il a à ses côtés un chauffeur afghan et Sultan Munadi, le fixeur. «Un des meilleurs de tout l'Afghanistan», se rappelle un de ses collègues, Farouq Samim, joint par La Presse.

Sultan Munadi est loin de jouer un rôle de figurant. Il appelle ses contacts pour s'assurer que la route semble sûre. Il interroge les civils croisés sur le chemin. Il trouve un gîte sûr pour la nuit. En somme, il est à la fois journaliste et homme à tout faire.

Le lendemain, 5 septembre, le reportage tourne au vinaigre. Stephen Farrell et Sultan Munadi sont enlevés par des talibans. Quatre jours plus tard, un commando de soldats britanniques intervient. Alors que les balles pleuvent, Sultan Munadi crie de toutes ses forces «journaliste!» pour ne pas qu'on le confonde avec les talibans. Mais il est tué sur place.

Le commando repart avec le correspondant étranger - lui aussi britannique - et laisse le cadavre du fixeur derrière. «Sultan est mort en essayant de m'aider, jusqu'à la dernière seconde de sa vie», a écrit, dans un compte rendu des événements, Stephen Farrell.

»Du racisme»

L'histoire du sauvetage raté a plongé les journalistes afghans dans une immense colère. Ils déplorent le système de deux poids, deux mesures. Dans les jours qui ont suivi le décès de Sultan Munadi, ils ont créé un syndicat et demandé la tenue d'une enquête sur l'opération militaire. «Ce qui est arrivé à mon pauvre ami, c'est du racisme. Ils ont ramassé le gars avec la bonne citoyenneté et ont laissé Sultan derrière», s'insurge Farouq Samim, qui a quitté l'Afghanistan pour le Canada après avoir assisté aux funérailles de son collègue disparu.

Lui-même fixeur depuis plus de huit ans pour le Chicago Tribune, il s'apprête à faire une maîtrise à l'Université d'Ottawa. Son but: être journaliste indépendant. Le rêve de Sultan. «Je ne sais pas si ceux qui ont tué Sultan le réalisent, mais les fixeurs sont les yeux et les oreilles des correspondants étrangers, affirme-t-il. Sans nous, ils ne peuvent pas travailler.»

Sur ce point, impossible de le contredire. Il n'existe pas de zone de conflit sans fixeur. Pour ce service, les journalistes qui couvrent des guerres ou des situations tendues paient en moyenne de 100$US à 300$US par jour. Au début des guerres, les halls des hôtels sont pleins de gens du pays qui parlent anglais, à la recherche d'un contrat payant.

Mais le cachet - qui représente souvent en une seule journée l'équivalent d'un mois de salaire - a un prix. Les heures sont longues, les tâches multiples et les risques élevés. Rares sont ceux qui en font une profession à long terme.

Fixeur décapité

«Les journalistes étrangers veulent une bonne histoire sur-le-champ et ils sont prêts à prendre des risques que nous ne prendrions pas de notre propre gré. Ils vont repartir dans cinq jours, deux semaines, mais nous, nous restons», dit Shujaat Bukhari, un journaliste du Cachemire qui travaille pour le quotidien The Hindu et qui s'improvise fixeur lorsque des reporters étrangers débarquent dans son coin du monde, balafré par près de 60 ans de conflit. À deux reprises, il a frôlé la mort en présence de journalistes étrangers. À la suite de reportages, il a reçu des menaces.

En Afghanistan et en Irak, plusieurs fixeurs ont perdu la vie dans l'exercice de leur travail. Avant Sultan Munadi, l'histoire d'Ajmal Naqshbandi avait aussi glacé le sang des fixeur afghans. La journaliste italienne avec qui il a été enlevé a été relâchée. Le fixeur, lui, a été décapité. Les journalistes afghans ne sont pas les seuls à faire entendre leurs voix à la suite de la mort de Sultan Munadi. L'ancienne correspondante du Chicago Tribune à Kaboul, Kim Barker, croit que certains journalistes sont tout autant à blâmer pour la mort de leurs collaborateurs que les talibans et les soldats. «Il y a des journalistes qui sont parachutés dans des zones de guerre. Ils veulent se faire un nom, couvrir une grosse histoire. Ils prennent des risques. Et vous savez quoi? Quand ils se font kidnapper, ils s'en sortent. C'est toujours le fixeur qui meurt.»

 

Perreault, Laura-JulieLe fixeur

« (Les fixeurs) sont des bottins sur jambe, des historiens, des guides, des détecteurs de mensonge, des sergents d'approvisionnement, des maître de logistique, prenant des risques égaux sans recevoir un salaire égal ou une gloire équivalente», a écrit Barry Bearak, chef du bureau sud asiatique du New York Times de 1998 à 2002, qui réagissait au décès de Sultan Munadi.