D'ici à 2015, les Juifs seront minoritaires entre la Méditerranée et le Jourdain, prévient le démographe israélien Sergio Della Pergola, une autorité en la matière. La création d'un État palestinien devient donc une question de survie pour Israël en tant qu'État juif. En attendant, les 1,5 million d'Arabes israéliens sont de plus en plus considérés comme des ennemis de l'intérieur qui concourent à la «menace démographique». Et ils en paient le prix.

Les rues sans nom s'entortillent sur les collines pelées d'Um-al-Fahim. Des minarets de pierres blanches s'élèvent au coeur des quartiers pauvres et populeux. Partout, les banderoles vertes du Mouvement islamique rappellent la domination de ce parti religieux sur la ville. Les femmes sont rares dans les rues. Peu d'entre elles s'y aventurent sans se voiler.

 

Difficile de croire que les 40 000 habitants de cette ville sont des citoyens israéliens au même titre que la jeunesse branchée de Tel-Aviv, à 70km à peine au sud-ouest. Une petite heure de route, sans soldats ni check-points.

Um-al-Fahim est la plus grande ville arabe de l'État hébreu. Le Mouvement islamique y est au pouvoir. Un ancien maire a passé deux ans en prison pour avoir financé le Hamas. Avant la construction du mur de sécurité qui sépare la ville de la Cisjordanie, c'est par ici que beaucoup de terroristes palestiniens s'infiltraient en Israël.

C'est aussi dans cette ville ultraconservatrice qu'Abu Saïd Shakra a ouvert une galerie d'art contemporain, où il invite régulièrement des artistes juifs à exposer leurs oeuvres. Pour construire des ponts. Et pour changer l'image de sa ville, où «les Juifs ont peur de mettre les pieds». À tort, assure-t-il. Mais Abu Said Shakra admet qu'il n'a pas la tâche facile. D'abord parce que les habitants d'Um-al-Fahim se préoccupent davantage de leur subsistance que d'art moderne. Mais surtout parce que les relations ne cessent de se détériorer entre les Juifs et les Arabes israéliens, qui forment 20% de la population du pays.

La cinquième colonne

Si le débat sur la «menace démographique»a persuadé bien des Juifs que leur survie dépendait de la création d'un État palestinien, il en a mené beaucoup d'autres à considérer les Arabes israéliens comme une partie intégrante de cette menace. La peur s'est installée. Et les discours se sont radicalisés.

Il y a quelques semaines, l'ancien ambassadeur d'Israël à Washington, Danny Ayalon, a dit que, si rien n'est fait pour assurer une plus grande présence juive en Galilée, les 250 000 Arabes de la région déclareront leur indépendance, comme le Kosovo ou l'Ossétie-du-Sud, et provoqueront du coup le démantèlement de l'État d'Israël.

Désormais, parler de transfert de population entre la communauté arabe d'Israël et les colons juifs de Cisjordanie n'est plus un tabou. Certains proposent de modifier le tracé de la frontière entre les deux futurs États afin de faire passer en Palestine Um-al-Fahim, ses dirigeants islamistes et tous ses habitants.

«Des partis extrémistes et racistes font maintenant partie de la scène politique israélienne, se désole Jafar Farah, directeur de Mossawa, un organisme de défense des droits des Arabes. Des ministres et des députés nous traitent d'ennemis de l'intérieur ou de cinquième colonne. Pour eux, l'ennemi no 1 est la communauté arabe d'Israël - bien plus que les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza.»

Citoyens de seconde classe

«L'État réduit graduellement les droits de ses citoyens arabes», constate Jamal Amal, directeur du département de science politique de l'Université de Tel-Aviv. Plus que jamais, dit-il, les 1,5 million d'Arabes israéliens sont traités comme des citoyens de seconde classe. Et la colère gronde.

Depuis quelques années, une série de lois limitant les droits des Arabes ont été adoptées par la Knesset, le Parlement israélien. L'une d'elle exige que tous les députés jurent loyauté à Israël en tant qu'État juif.

Une autre prive les Palestiniens des territoires occupés du droit de résidence par mariage. «Je ne peux pas épouser une Palestinienne de Ramallah et l'amener vivre avec moi ici, à Haïfa», illustre l'avocat Hassan Jabareen, directeur d'Adalah, une ONG qui milite pour les droits des Arabes. «Même l'Afrique du Sud n'avait pas pensé à adopter des lois pareilles au temps de l'apartheid!»

À Um-al-Fahim, le galeriste Abu Saïd Shakra blâme la négligence de l'État d'Israël envers les citoyens arabes pour la montée du pouvoir islamiste dans sa ville. «La vie était très dure pour les habitants. Les islamistes leur ont offert des écoles, des mosquées, un peu d'espoir. Si Israël s'était occupé de réduire les inégalités, on ne serait pas dans cette situation aujourd'hui.»

Foutaises, rétorque Arnon Soffer, directeur de la géostratégie à l'Université d'Haïfa. «C'est la seule société arabe du Moyen-Orient dont les membres vivent dans des villas et conduisent des BMW et des Mercedes. Et ils ont l'audace de vous dire qu'Israël n'est pas démocratique?»

À dire vrai, les Mercedes sont rares dans les rues cahoteuses d'Um-al-Fahim. Mais il est aussi vrai que les Arabes israéliens sont coincés entre deux mondes. Ce n'est pas toujours confortable, admet Jafar Farah. «Notre réalité est compliquée. Il n'y a pas d'issue facile. Nous sommes citoyens de l'État d'Israël. Mais nous sommes aussi Palestiniens, et nous avons des espoirs pour notre peuple.»

«La communauté arabe d'Israël a un sérieux dilemme. Quand elle se compare avec le reste du monde arabe, elle voit bien que les options sont faibles», dit M. Amal. Entre une démocratie prospère et un futur État palestinien pauvre et possiblement moins libre, le choix n'est pourtant pas si difficile: selon un sondage, 70% des Arabes préfèrent demeurer citoyens israéliens et reconnaissent le pays comme étant un État juif.

M. Amal prévient toutefois que la tension monte entre Juifs et Arabes et que les choses risquent de s'envenimer. «Nous sommes au milieu d'une pente. Nous pouvons encore remonter... ou tomber ensemble.»