(Amsterdam) Par un mardi soir pluvieux d’octobre, une dizaine de jeunes hommes, cigarettes à la main, sortent du Sex Palace, un centre de « peep shows » du quartier Red Light à Amsterdam. Ils discutent en parlant très fort, pendant que quelques mètres plus loin, des travailleuses du sexe légèrement vêtues attendent les clients derrière des vitrines bordées de néons rouges.

Dans les rues étroites du plus vieux quartier d’Amsterdam, les touristes sont nombreux le long du canal Oudezijds Achterburgwal. Certains chantent à tue-tête. Une travailleuse du sexe photographiée par une touriste malgré les nombreuses affiches l’interdisant ouvre précipitamment sa vitrine, lui jette un verre d’eau au visage et lui lance un « salope » bien senti. Décidément, l’ambiance est électrique.

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Soirée animée dans le Red Light

Depuis des années, Amsterdam, aux Pays-Bas, est reconnu comme une ville où il fait bon fêter. Où la prostitution et la consommation de cannabis sont tolérées. Chaque année, la capitale néerlandaise de 1 million d’habitants est visitée par 20 millions de touristes.

Or, la mairesse d’Amsterdam, Femke Halsema veut freiner les désagréments causés par ces hordes de visiteurs. Pour y arriver, elle a un projet : déplacer 100 des 230 vitrines de prostitution que compte actuellement le quartier de Wallen (mieux connu sous le nom de Red Light) dans un « Centre érotique » en périphérie.

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Depuis des années, Amsterdam (et son Red Light) est reconnu comme une ville où il fait bon fêter.

L’équipe de la mairesse Halsema estime aussi que la création de ce Centre érotique permettra d’« offrir un lieu de travail sûr aux travailleuses du sexe » en plus de « diminuer l’influence du monde criminel sur la prostitution ». Le Centre érotique accueillera également « des cafés, des restaurants, de la culture, des arts et du divertissement érotique ».

Nombreuses protestations

En février dernier, la Ville d’Amsterdam a présenté une liste de trois sites qui pourraient accueillir le futur bâtiment. Depuis, certains groupes ont manifesté leur mécontentement. Une pétition a été lancée fin juin demandant de conserver le quartier dans son état actuel. Et début octobre, des dizaines de travailleuses du sexe, d’entrepreneurs et de citoyens d’Amsterdam ont manifesté contre le projet dans les rues du centre-ville.

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Travailleuses du sexe et sympathisantes manifestant contre le projet de déplacement de vitrines de prostitution en périphérie d’Amsterdam, en mars dernier

Six jours après cette manifestation, La Presse a rencontré Mercy, une travailleuse du sexe qui a participé à l’évènement. Résidante du quartier, la jeune femme œuvre également pour le Centre d’information sur la prostitution d’Amsterdam. Quand on demande à Mercy ce qu’elle pense du projet de Centre érotique, sa réponse fuse : « C’est une idée terrible. »

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Mercy, une travailleuse du sexe qui œuvre pour le Centre d’information sur la prostitution d’Amsterdam

Pour elle, il est « naïf et négligent » de penser que relocaliser une partie des vitrines hors du centre historique réglera tous les problèmes.

Nous isoler à l’extérieur de la ville, dans un gros immeuble, loin de notre réseau, je ne pense pas que ce sera plus sécuritaire.

Mercy, travailleuse du sexe qui œuvre pour le Centre d’information sur la prostitution d’Amsterdam

Mercy indique que le quartier du Red Light accueille de la prostitution depuis le XVIIsiècle, au moins, quand la ville était un port important et que des marins y arrivaient nombreux. Pour elle, le projet de Centre érotique « manque de reconnaissance du fait que les travailleuses du sexe ont construit ce quartier ». « C’est hypocrite. Ça ne fonctionne pas. Ils veulent nous “sauver”. Alors qu’on ne demande pas à être sauvées », ajoute-t-elle.

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« N’enlevez pas le charme ! Le quartier Red Light est là pour de bon », peut-on lire sur cette affiche qui appelle à signer la pétition demandant de conserver le quartier dans son état actuel.

Mercy rappelle que la ville d’Amsterdam a attiré pendant des années les touristes, notamment grâce au quartier Red Light. Mais maintenant que les touristes sont trop nombreux, on veut régler le problème uniquement en agissant sur la prostitution. « On ne veut pas être une attraction touristique. On veut juste conserver notre lieu de travail », dit Mercy.

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Ruelle du Red Light

Dans une ruelle archi-étroite où elle nous amène, elle nous montre des dizaines d’anciennes vitrines aujourd’hui fermées pour être transformées en ateliers d’artiste ou en commerces vendant des souvenirs au rabais. « Ce dont on a besoin, c’est de ravoir nos espaces de travail. La structure la plus sécuritaire pour travailler, c’est ici, dans une vitrine », dit-elle.

Des citoyens exaspérés

Mais pour beaucoup de résidants du quartier de Wallen, les désagréments du surtourisme sont trop nombreux. Un groupe de citoyens a créé un site internet où ils publient des photos et des vidéos montrant des groupes de fêtards bruyants en plein milieu de la nuit et des poubelles renversées au petit matin.

Consultez le site créé par un groupe de résidants du quartier de Wallen

Déjà, différentes mesures ont été adoptées pour diminuer les désagréments du surtourisme. Des limites ont été imposées aux locations de logements à court terme. On n’accorde plus de permis pour de nouveaux hôtels dans certains secteurs. La consommation d’alcool et de marijuana en public a été resserrée dans le Red Light.

En mars, Amsterdam a aussi lancé une campagne publicitaire demandant expressément aux Anglais de 18 à 35 ans désirant seulement faire la fête de ne pas venir.

Voyez une vidéo de la campagne publicitaire (en anglais)

Dans un article publié en juillet dans le magazine Time, la conseillère municipale Imane Nadif, du parti de la mairesse Femke Halsema, affirme qu’il est « difficile dans ce dossier de satisfaire toutes les parties ». « Mais nous devons regarder le tableau d’ensemble et voir comment on fait pour rendre la ville vivable pour tout le monde », a-t-elle dit.

Un nouveau Centre érotique comme voisin

Actuellement, trois sites sont analysés pour accueillir le projet de Centre érotique : deux dans un vaste centre des congrès du sud de la ville. Et l’autre au quai NDSM, dans le nord d’Amsterdam. L’ancien quartier industriel de 38 hectares est situé à 12 minutes en bateau de la gare centrale d’Amsterdam.

  • Le quai NDSM, dans le nord d’Amsterdam, est l’un des trois sites analysés pour accueillir le projet de Centre érotique.

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    Le quai NDSM, dans le nord d’Amsterdam, est l’un des trois sites analysés pour accueillir le projet de Centre érotique.

  • De nombreux artistes ont installé leurs ateliers dans les vastes entrepôts désaffectés du quai NDSM.

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    De nombreux artistes ont installé leurs ateliers dans les vastes entrepôts désaffectés du quai NDSM.

  • Le quai NDSM

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    Le quai NDSM

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Le secteur a accueilli pendant des années des entreprises portuaires. En 1984, les activités ont cessé et les bâtisses ont été laissées à l’abandon. Puis en 2001, la Ville a cherché à relancer le secteur.

Depuis, plusieurs tours de condos ont poussé. De nombreux artistes ont installé leurs ateliers dans les vastes entrepôts de briques rouges désaffectés. Dans le plus grand, le Hangar NDSM, des bureaux d’architectes côtoient un restaurant branché, un atelier de poterie et d’ébénisterie et des locaux d’expositions temporaires.

Dans un grand local sans fenêtres, le designer et artiste Bas Kosters s’affaire à sa machine à coudre, entouré de ses assistants et de ses poupées et œuvres colorées. Lui-même un ancien résidant du quartier Red Light, Bas Kosters ne comprend pas l’idée du projet de Centre érotique. Pour lui, le Red Light « apporte le côté unique à la ville ». Plutôt que de vouloir le déplacer pour se débarrasser de ses aspects plus désagréables, « on devrait plutôt trouver le moyen de le faire fonctionner », dit-il.

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Bas Kosters, designer et artiste qui travaille dans le secteur du quai NDSM

[Le Red Light] devrait être un endroit sécuritaire pour travailler. La solution est d’amener plus de gens locaux dans le Red Light.

Bas Kosters, designer et artiste qui travaille dans le secteur du quai NDSM

Dans un long communiqué publié en février dernier, la fondation Stiching NDSM, qui gère les activités culturelles dans le secteur, a fortement critiqué le projet de Centre érotique. Le directeur de la fondation, Tim Vermeulen, a parlé d’une « gifle » pour les intervenants locaux. Pour M. Vermeulen, quiconque pense qu’un centre érotique au NDSM parviendra à régler les problèmes de sécurité « croit aux contes de fées ». En mars, plusieurs résidants du quartier du centre des congrès avaient aussi manifesté leur mécontentement.

Le conseil exécutif de la Ville d’Amsterdam dit avoir apporté des ajustements au projet de Centre érotique au cours des derniers mois. « Le nombre de bars, cafés et restaurants a été réduit pour décourager le “tourisme de l’alcool” [booze tourism] et il y aura plus de programmation culturelle », est-il écrit sur le site de la Ville. Le choix définitif du site est attendu au début de 2024.