Le président Vladimir Poutine s’est longtemps présenté comme le garant de la stabilité de la Russie et le protecteur intransigeant de son statut d’État.

Ce week-end, la stabilité russe était introuvable, tout comme M. Poutine qui, après avoir fait une brève déclaration samedi matin, a disparu de la circulation au moment de la mise à l’épreuve la plus spectaculaire de son autorité en 23 ans de règne.

En son absence, il a laissé les Russes stupéfaits se demander comment le chef du groupe paramilitaire Wagner, Evguéni Prigojine, a pu organiser samedi une mutinerie armée qui a menacé d’atteindre Moscou. Cette situation a soulevé des questions gênantes sur l’avenir du président russe : qu’est-ce que son incapacité à empêcher la révolte signifie pour la sécurité des Russes – et pour la pérennité de son régime ?

Les Russes proches du Kremlin ont exprimé dimanche leur soulagement que le soulèvement de M. Prigojine n’ait pas déclenché une guerre civile. Mais ils ont reconnu que M. Poutine était apparu comme faible d’une manière qui pourrait être durable.

Konstantin Remchukov, rédacteur en chef d’un journal moscovite ayant des relations avec le Kremlin, a relevé lors d’un entretien téléphonique que ce qui semblait autrefois impensable était désormais possible : des proches de M. Poutine pourraient chercher à le persuader de ne pas se représenter à l’élection présidentielle russe du printemps prochain. Selon lui, les évènements de samedi ont définitivement fait perdre à M. Poutine son statut de garant de la richesse et de la sécurité de l’élite.

L’idée voulant que « [Vladimir] Poutine est au pouvoir, qu’il assure la stabilité et garantit la sécurité, cela a abouti à un fiasco le 24 [juin dernier] », a indiqué M. Remchukov.

S’il y a un mois, j’étais sûr que Poutine se présenterait sans condition parce que c’était son droit, je constate aujourd’hui que les élites ne peuvent plus se sentir inconditionnellement en sécurité.

Konstantin Remchukov, rédacteur en chef de la Nezavissimaïa Gazeta

La « stabilité » était le refrain du Kremlin au moment du référendum de 2020 qui a permis à M. Poutine d’effectuer deux mandats supplémentaires, jusqu’en 2036. Et c’est la sécurité de l’État russe que M. Poutine invoque comme la motivation qui l’a poussé à envahir l’Ukraine.

Autorité contestée

Même pendant les 16 mois de guerre en Ukraine, le Kremlin s’est concentré sur la normalité à l’intérieur du pays. M. Poutine a résisté aux appels de la ligne dure pour déclarer la loi martiale ou fermer les frontières du pays.

Pour l’élite, les sanctions occidentales ont été compensées par les nouvelles occasions commerciales offertes par l’économie russe en temps de guerre et par un marché intérieur soudainement libéré de la concurrence de nombreuses entreprises occidentales.

PHOTO ALEXANDER ERMOCHENKO, REUTERS

Le chef du groupe paramilitaire Wagner, Evguéni Prigojine

Mais le défi lancé par M. Prigojine à l’autorité du Kremlin ce week-end a bouleversé ce calcul. Le chef du groupe Wagner a demandé à ses forces de s’emparer d’un quartier général militaire russe dans le Sud, puis a envoyé une colonne de troupes vers le nord, en direction de Moscou, jurant d’entrer dans la capitale. La crise a été désamorcée samedi en fin de journée, lorsque M. Prigojine a accepté de retirer ses forces dans le cadre d’un accord qui lui a permis, ainsi qu’à ses troupes, d’éviter les poursuites judiciaires.

La menace immédiate a été écartée. Mais M. Poutine n’a pas seulement perdu sa réputation de garant de la stabilité : le fait qu’Evguéni Prigojine et ses forces n’aient pas été sanctionnés a entamé la réputation du dirigeant russe en tant que chef ferme qui ne tolère pas le manque de loyauté.

Cette impression a été renforcée par les rapports de blogueurs militaires russes selon lesquels les forces de M. Prigojine avaient abattu des avions de combat russes. Poutine a également qualifié le chef militaire de traître après le lancement de son insurrection, et après qu’il a remis en question la logique même de M. Poutine pour la guerre en Ukraine.

Selon les experts, ces propos ont donné l’impression que Vladimir Poutine contrôlait moins bien l’État russe qu’on ne le pensait auparavant. Les adversaires étrangers n’ont pas tardé à s’emparer de ce thème.

Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a affirmé dimanche que la rébellion de M. Prigojine révélait l’apparition de fissures dans la mainmise du président russe sur le pouvoir. « Il s’agit d’un défi direct à l’autorité de Poutine », a constaté M. Blinken à l’émission Face the Nation, sur la chaîne CBS.

Le bardak au Kremlin

L’un des aspects les plus déroutants de la crise a été de savoir pourquoi M. Poutine a laissé le conflit très public entre Evguéni Prigojine et le ministère de la Défense russe s’aggraver pendant des mois sans y remédier. Depuis des mois, M. Prigojine ne mâche pas ses mots pour attaquer et rabaisser les dirigeants de l’armée russe.

Deux personnes proches du Kremlin, s’exprimant sous le couvert de l’anonymat, ont décrit la crise comme étant avant tout le produit d’un système de gouvernance dysfonctionnel frôlant le chaos, comme l’indique le mot russe bardak.

Les décisions sur la manière de gérer le soulèvement de M. Prigojine ont été prises à la va-vite samedi, ont-ils dit, après des mois au cours desquels M. Poutine et son cercle rapproché ont continué à nier le problème au lieu de trouver un moyen de traiter avec le chef iconoclaste des mercenaires.

« Il s’agissait d’une question plutôt négligée », a lancé Konstantin Zatulin, député du parti de Vladimir Poutine, Russie unie, lors d’une entrevue. « Le risque posé par M. Prigojine, a-t-il ajouté, n’a pas été diagnostiqué à temps, peut-être dans l’espoir qu’il se résoudrait de lui-même. »

PHOTO DMITRI LOVETSKY, ASSOCIATED PRESS

Un supporteur de Vladimir Poutine brandit un drapeau sur lequel est écrit « Pour la mère patrie, pour la souveraineté, pour Poutine » au lendemain du coup de force de Wagner, près du Kremlin, à Moscou.

M. Zatulin a affirmé que M. Poutine avait finalement assuré la stabilité, car il a approuvé un accord pour mettre fin au soulèvement et a évité une bataille rangée en dehors de Moscou. Mais il reconnaît que ce drame n’a fait bien paraître personne, il « n’a pas renforcé l’autorité de qui que ce soit ».

« C’est la preuve qu’il y a un problème, a affirmé le député. Et en temps de guerre, montrer des problèmes aussi publiquement est bien sûr préjudiciable. »

Pour M. Poutine lui-même, la mutinerie pourrait déclencher une « crise existentielle », a indiqué Sergei Markov, analyste politique et ancien conseiller du Kremlin.

« Il a toujours été fier de la solidité de l’État russe et de sa stabilité politique, a souligné M. Markov. C’est pour cela qu’ils l’aimaient. Et il s’avère que cela n’existe pas. »