En Ukraine, de nombreux citoyens ont le russe comme première langue. À Kyiv, des organisations bénévoles aident ceux qui le souhaitent à améliorer leur ukrainien et à abandonner « la langue des occupants ».

« On s’est couchés le 24 février 2022 en parlant russe et on s’est réveillés le lendemain en parlant ukrainien », explique Olena, originaire de Kyiv, en alternant habilement les deux langues dans la même phrase. Dans une petite bibliothèque du centre-ville de Kyiv, l’association Yedyni, « les unis », propose chaque semaine une discussion libre en langue ukrainienne.

Ce dimanche de la fin du mois de février, une dizaine de femmes d’âge mûr conversent sous le regard indulgent d’une jeune étudiante. Objectif pour les participants : maîtriser la langue officielle de leur propre pays. La discussion est parfois hésitante, un mot flotte, aussitôt remplacé par un autre, suivi d’un fou rire général. « Chaque pays a sa langue, en France on parle bien le français. Pourquoi ne parle-t-on pas ukrainien chez nous ? On doit abandonner la langue de l’occupant », martèle Tetyana, originaire de Zaporijjia, une ville majoritairement russophone située dans le sud du pays.

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Le groupe de discussion

Dans l’entourage des participants, la décision de suivre des cours d’ukrainien a été bien accueillie : « J’ai des amis qui n’ont pas accès à ce genre de clubs dans leur ville, et ils sont assez jaloux », explique une femme en rigolant. « Mais il y a quand même des gens qui sont russophones et qui ne voient pas pourquoi ils devraient changer », tempère sa voisine.

Pour permettre aux rencontres linguistiques de vivre en dehors des bibliothèques, des groupes de travail ouverts à tous sont offerts sur les réseaux sociaux avec des exercices à faire à la maison. Le groupe Viber, de l’association Yedyni, regroupe ainsi plus de 3000 personnes disséminées aux quatre coins de l’Ukraine ainsi qu’à l’étranger.

Mais il y a beaucoup de régions où le réseau est instable à cause des frappes russes. De nombreuses personnes n’ont pas accès à nos groupes.

Rita, étudiante qui coordonne la rencontre

Le début de l’invasion russe, le 24 février 2022, a entraîné un engouement nouveau pour la langue ukrainienne. Dans tout le pays, notamment dans l’Ouest – zone relativement à l’abri des combats où s’est réfugié un grand nombre d’habitants –, des clubs de langue se sont organisés. L’association Yedyni propose des rencontres similaires à Lviv, Odessa, Venezia ainsi qu’en Pologne.

Une tendance outre-mer

La tendance s’observe partout. Sur Instagram ou TikTok, de nombreux vidéastes locaux se sont lancés dans la production de tutoriaux linguistiques. L’application d’apprentissage de langue étrangère Duolingo a quant à elle enregistré 1 300 000 personnes apprenant la langue ukrainienne sur la seule année 2022. En début d’année, la plus ancienne université d’Ukraine a même banni l’usage du russe sur le campus.

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Le groupe de discussion prend place dans une petite bibliothèque de quartier.

Dans cette petite bibliothèque de quartier, les drapeaux ukrainiens cohabitent avec des dessins d’enfants représentant le blason national. Au mur trône un portrait du poète et journaliste dissident Vassyl Symonenko, dont l’œuvre, dans les années 1960, a eu un impact significatif sur la montée du sentiment national ukrainien. « Vous ne connaissez pas Symonenko ? C’est un héros en Ukraine ! », s’étonne Rita.

Car au-delà de la question linguistique, c’est bien le patriotisme qui anime ces rencontres. La guerre de Vladimir Poutine se situe aussi sur le front de la langue. Dès 2014, pour justifier l’annexion de la Crimée et les actions armées dans le Donbass, Moscou a prétendu que le pouvoir à Kyiv était contre les russophones.

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Rita et Ivana, respectivement coordonatrice et animatrice du groupe de discussion

Les gens qui viennent ici sont pour la plupart nés pendant l’URSS. Ils ont grandi avec cette idée qu’il y avait un grand frère russe, une culture commune.

Ivana, étudiante en philologie qui anime la discussion

Natalia, la soixantaine, ne veut plus entendre parler de cette histoire de « grand frère ». Dans les années 1980, elle travaillait dans un hôpital militaire, pendant la guerre en Afghanistan. Elle y a rencontré son mari, un Ukrainien qui combattait au côté de l’URSS. Le couple s’est ensuite installé à Kherson, d’où le mari est originaire.

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Natalia habitait à Kherson avant la guerre.

« Aujourd’hui, mon mari et mon fils se battent tous les deux au côté de l’armée ukrainienne. Moi, je suis ici. Notre maison est du côté de la ville qui a été libéré par l’armée, mais les bombardements y sont quotidiens. Je ne sais même pas si elle est encore debout. » Une partie de sa famille vit en Russie aujourd’hui. Natalia a complètement coupé les ponts. « Ils soutiennent l’idée que la Russie n’attaque pas l’Ukraine. Et que ce sont les Ukrainiens qui bombardent le pays. Qu’est-ce que vous voulez répondre à ça ? »

« En ville, il fallait parler russe »

À l’image du président Volodymyr Zelensky, qui a grandi en parlant russe, mais est passé à l’ukrainien en 2017 avant de se présenter aux élections, de nombreux Ukrainiens ont le russe comme première langue.

Le pays a été traversé par plusieurs vagues d’ukrainisation dès 1989 (deux ans avant l’indépendance), année à partir de laquelle l’ukrainien est devenu la seule langue officielle – après des décennies de répression et de russification forcée pendant l’URSS. Depuis 2021, le secteur des services doit accueillir les clients en ukrainien et il faut désormais passer un examen évaluant le niveau de langue en ukrainien pour obtenir la nationalité.

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Natalia, doyenne du groupe et originaire de Kyiv

« Pendant l’URSS, l’ukrainien était vu comme une langue de la campagne, des gens peu éduqués. En ville, il fallait parler russe », se souvient Natalia, 75 ans, doyenne du groupe originaire de Kyiv.

Elle aussi a choisi de passer à l’ukrainien après l’invasion russe et a rejoint le groupe il y a un mois. Pas toujours facile, mais elle progresse. Sa petite-fille parle russe et ukrainien. Dans quelques mois, elles pourront discuter dans la langue officielle de leur pays.

En savoir plus
  • 22 %
    Proportion des Ukrainiens qui disent avoir le russe comme langue maternelle, selon une enquête menée en 2020
    SOURCE : fondation Demokratyčni iniciatyvy