Le gouvernement espagnol peine à se dépêtrer d’un scandale suscité par la révélation que des dizaines de personnalités catalanes ont été la cible du puissant logiciel espion Pegasus.

La ministre de la Défense, Margarita Robles, a annoncé en milieu de semaine le renvoi de la directrice du Centre national de renseignement espagnol (CNI), Paz Esteban, sans parvenir à étouffer l’affaire.

Bien que la politicienne se soit bornée à dire que la décision était nécessaire pour « renforcer » et « moderniser » le service de renseignement, l’initiative a largement été perçue comme un geste politique visant à apaiser la colère des alliés catalans du gouvernement du premier ministre socialiste Pedro Sánchez.

Le président du gouvernement régional catalan, Pere Aragonès, qui chapeaute la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), une formation indépendantiste soutenant M. Sánchez, figure parmi les personnes prises pour cibles par le logiciel controversé.

Jusqu'où ira l'indignation ?

Joan Ramon Resina, professeur de l’Université Stanford qui suit de près les développements politiques en Catalogne et en Espagne, ne pense pas que M. Aragonès poussera l’indignation jusqu’à faire tomber le gouvernement central.

Il ne voudra pas pour autant se contenter du départ de Mme Esteban, puisque l’électorat catalan risquerait de ne pas lui pardonner une trop grande complaisance envers Madrid dans les circonstances, dit-il.

Ce que les élus catalans veulent vraiment, c’est le départ de Mme Robles, mais je ne pense pas qu’ils vont l’obtenir.

Joan Ramon Resina, professeur de l’Université Stanford

Les premières allégations d’écoute téléphonique visant des dirigeants catalans ont fait surface en 2020 après qu’une enquête menée par le laboratoire Citizen Lab, à Toronto, eut montré qu’au moins trois élus de la région, dont le président du Parlement de Catalogne de l’époque, avaient été espionnés grâce à Pegasus.

Les chercheurs canadiens ont poursuivi leurs efforts et sont arrivés à la conclusion explosive, dans un rapport diffusé à la mi-avril, qu’au moins 65 personnes liées de près ou de loin à la mouvance indépendantiste avaient été surveillées au moyen du logiciel espion.

Accès à distance

Le produit de NSO Group, une firme israélienne, permet d’accéder à distance à l’ensemble du contenu d’un téléphone portable et peut dans certains cas être installé sans même que son propriétaire active un lien corrompu.

Le logiciel doit officiellement servir aux États à lutter contre la criminalité et le terrorisme, mais plusieurs enquêtes ont montré qu’il avait été utilisé dans de nombreux pays pour épier des dissidents, des journalistes ou des acteurs politiques.

Parmi les victimes dont le téléphone a été infecté dans le cadre du « Catalangate » figurent notamment plusieurs députés du Parlement européen, des dirigeants haut placés comme M. Aragonès ainsi que des juristes et des membres d’organisations civiles.

L’équipe de Citizen Lab a précisé qu’elle ne pouvait attribuer sans l’ombre d’un doute la responsabilité de ces écoutes à un gouvernement particulier, mais relève que de fortes preuves circonstancielles pointent vers Madrid.

M. Resina note que l’État espagnol a d’abord rejeté les allégations d’écoute avant que Mme Esteban ne convienne devant une commission parlementaire la semaine dernière que des élus catalans avaient bien été dans la viseur du CNI. Elle a assuré, sans donner de détails, que tout avait été fait légalement.

Des failles de sécurité

La donne s’est compliquée après que le gouvernement eut annoncé en parallèle que M. Sánchez et Mme Robles avaient également été pris pour cibles au moyen de Pegasus. Des médias locaux ont avancé que cette surveillance, survenue en 2021, pourrait avoir été articulée par le Maroc au cours d’une crise diplomatique avec Madrid.

Le quotidien El País, dans un éditorial paru il y a quelques jours, a relevé que les failles dans la sécurité de l’État espagnol mises en relief par l’écoute de ministres ne « pouvaient rester sans conséquence », pas plus que la mise sur écoute sans justification détaillée par le CNI de nombreux dirigeants catalans.

Joan Ramon Resina doute que le gouvernement central cherchera véritablement à jeter toute la lumière sur les actions du service de renseignement en Catalogne.

Lors des premières révélations d’écoute avec Pegasus en 2020, les demandes d’enquête publique étaient restées sans suite. « Tous les grands partis [à Madrid] font front commun à ce sujet », relève l’analyste.

La droite espagnole a d’ailleurs fustigé la décision de renvoyer la directrice du CNI, le journal ABC allant jusqu’à parler d’un « coup d’État » représentant une « autre victoire pour les séparatistes » catalans.

La polémique survient alors que le Parti populaire monte dans les sondages. Selon le site Politico, la formation de droite serait en position de remporter une mince majorité avec l’appui du parti d’extrême droite Vox si une nouvelle élection avait lieu.

Un retrait de l’appui de l’ERC au gouvernement de Pedro Sánchez pourrait mener dans ce contexte à un basculement politique d’envergure. « C’est pour ça qu’ils ne vont pas trop secouer la barque », relève M. Resina.