L’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger n’est plus. Il s’est éteint mercredi à l’âge de 100 ans, dans sa maison du Connecticut. Acteur incontournable de la diplomatie pendant la guerre froide, le principal intéressé était aussi un personnage « extrêmement controversé », rappelle une spécialiste de la politique américaine.

Un constat s’impose d’emblée : personne n’a autant marqué la politique étrangère américaine de la seconde moitié du XXsiècle que ce négociateur redoutable, aussi susceptible qu’autoritaire.

Valérie Beaudoin, chercheuse associée à l’Observatoire des États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, rappelle que Henry Kissinger était un personnage « extrêmement controversé ». « Il y a des gens qui parlent de lui comme d’un génie des relations internationales, et d’autres encore aujourd’hui le décrivent comme un criminel de guerre, comme le magazine Rolling Stone », explique l’experte.

Si M. Kissinger a mis en œuvre le rapprochement avec Moscou et Pékin, son image reste toutefois étroitement liée à des épisodes sulfureux, comme le coup d’État de 1973 au Chili, rappelle-t-elle.

« En Amérique latine et au Cambodge notamment, beaucoup l’accusent d’être indirectement responsable de millions de morts. Même dans son rôle au Viêtnam, pour lequel il a reçu le Nobel de la paix, certains disent qu’il a profité de la guerre, que c’était un opportuniste immoral », poursuit Mme Beaudoin. Après, parmi ses réalisations notables, les gens l’associent beaucoup à l’ouverture avec la Chine et à la détente avec l’URSS. »

Jusqu’à sa mort, Henry Kissinger a continué d’écrire et de conseiller certains politiciens américains. Bref, quoi qu’on pense de lui, il a « façonné la politique américaine dans une période assez cruciale de la guerre froide, avec deux présidents, soit Nixon et Ford », note la politologue.

Avec son décès, « l’Amérique a perdu l’une de ses voix les plus sûres et les plus écoutées en politique étrangère », a d’ailleurs salué dans un communiqué l’ancien président américain George W. Bush, républicain comme lui.

Récemment, M. Kissinger s’était rendu en juillet à Pékin pour rencontrer le président chinois Xi Jinping, qui avait salué un « diplomate de légende » pour avoir permis le rapprochement entre la Chine et les États-Unis au début des années 1970.

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Henry Kissinger et le président chinois Xi Jinping le 20 juillet dernier

« Il est demeuré une sorte d’éminence grise dans l’espace public », avait dit à La Presse Rafael Jacob, lui aussi chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand, à l’occasion du 100anniversaire de Kissinger en mai dernier. « Il est difficile de trouver un seul autre diplomate qui, dans les 30 ou 40 dernières années, s’est fait donner autant de tribunes et de crédibilité, notamment par les grands médias américains et par l’establishment, dans les deux grands partis », avait souligné M. Jacob.

Lisez « Henry Kissinger a 100 ans »

« Ultimement, c’est l’un des diplomates les plus célèbres de l’histoire. Il a quand même été simultanément secrétaire d’État et conseiller en sécurité nationale, ce qui est du jamais vu. D’une part, il était le diplomate en chef et, d’autre part, il conseillait le président sur la sécurité nationale. Son influence était donc encore plus grande », ajoute quant à elle Mme Beaudoin.

Il sera d’ailleurs intéressant, selon elle, de voir comment les élus américains réagiront à son décès. « Il y aura sûrement des hommages, mais peut-être que certains vont vouloir être prudents et faire preuve de retenue, comme c’est quelqu’un qui n’attirait pas que la sympathie dans la population. »

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Henry Kissinger en décembre 1968, alors qu’il était professeur à l’Université Harvard

Pragmatique et faucon

À la fois acteur pragmatique à l’origine d’une « Realpolitik américaine » et véritable « faucon », Henry Kissinger fait partie de ces personnages complexes qui suscitent admiration et haine.

Le nazisme marque profondément le jeune Juif allemand Heinz Alfred Kissinger, né le 27 mai 1923 à Fürth, en Bavière, qui doit se réfugier à 15 ans aux États-Unis avec sa famille. Naturalisé américain à 20 ans, ce fils d’instituteur intègre le contre-espionnage militaire et l’armée américaine qu’il suit en Europe comme interprète maîtrisant l’allemand.

Après la Seconde Guerre mondiale, avide de reprendre ses études, il entre à Harvard, d’où il sort diplômé en relations internationales, avant d’y enseigner et d’en devenir un des directeurs. C’est à ce moment-là que les présidents démocrates John F. Kennedy et Lyndon Johnson commencent à solliciter l’avis de ce brillant et ambitieux professeur.

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Henry Kissinger et le président américain Richard Nixon en septembre 1973

Mais l’homme aux lunettes à épaisse monture s’impose comme le visage de la diplomatie mondiale lorsque le républicain Richard Nixon l’appelle à la Maison-Blanche en 1969 comme conseiller à la sécurité nationale, puis comme secrétaire d’État – il cumulera les deux postes de 1973 à 1975 et restera aux Affaires étrangères sous Gerald R. Ford jusqu’en 1977.

C’est alors qu’il instaure une « Realpolitik » américaine, lançant la détente avec l’Union soviétique et le dégel des relations avec la Chine de Mao, lors de voyages secrets pour organiser la visite historique de Nixon à Pékin en 1972. Il mène aussi, toujours dans le plus grand secret et parallèlement aux bombardements de Hanoï, des négociations avec Lê Đức Thọ pour mettre fin à la guerre du Viêtnam.

Nobel controversé

La signature d’un cessez-le-feu lui vaut le prix Nobel de la paix avec le Nord-Vietnamien en 1973. Mais Lê Đức Thọ refuse le prix, dont l’attribution est l’une des plus controversées de l’histoire du Nobel. Au point que les détracteurs de Kissinger ont longtemps réclamé son jugement pour crimes de guerre.

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Henry Kissinger et Lê Đức Thọ en juin 1973

Ils dénoncent la face sulfureuse et dissimulée de sa politique étrangère, notamment son implication dans les bombardements massifs au Cambodge ou son soutien au président indonésien Suharto, dont l’invasion du Timor oriental a fait 200 000 morts en 1975.

Mais c’est surtout le rôle de la CIA en Amérique latine, souvent sous son impulsion directe, qui ternit son image, à commencer par le coup d’État de 1973 au Chili qui porte au pouvoir Augusto Pinochet après la mort de Salvador Allende. Au fil des années, les archives permettront de mesurer les contours et l’étendue du « Plan Condor » pour l’élimination des opposants aux dictatures sud-américaines des années 1970 et 1980.

Malgré ces épisodes, l’auteur de L’ordre du monde en 2014, père de deux enfants et marié depuis 1974 en secondes noces à la philanthrope Nancy Maginnes, est toujours resté influent. En janvier 2023, il avait plaidé pour un soutien continu à l’Ukraine, qui devrait selon lui se joindre à l’OTAN.

Avec André Duchesne, La Presse

Henry Kissinger, en cinq moments clés

Dégel avec la Chine

PHOTO GERALD R. FORD LIBRARY PAR REUTERS

Henry Kissinger serre la main du président chinois Mao Tsé-toung devant le président Gérald Ford en décembre 1975.

Henry Kissinger se rend secrètement à Pékin en juillet 1971 afin de nouer des liens avec la Chine communiste, ouvrant la voie à la visite historique du président Richard Nixon à Pékin en 1972. Cette main tendue à la Chine met fin à l’isolement du géant asiatique et contribué à la montée en puissance de Pékin, d’abord économique, sur la scène mondiale.

Viêtnam et Nobel

Henry Kissinger mène, dans le plus grand secret et parallèlement aux bombardements de Hanoï, des négociations avec Lê Đức Thọ pour mettre fin à la guerre du Viêtnam. La signature d’un cessez-le-feu lui vaut le prix Nobel de la paix avec le Nord-Vietnamien en 1973, mais ce dernier le refuse, estimant que la trêve négociée n’est pas respectée. Kissinger, quant à lui, n’ose pas se rendre à Oslo, de peur de se buter à des manifestations, et se fait remplacer par l’ambassadeur des États-Unis.

Le soutien aux dictatures

Les détracteurs de Kissinger pointent son soutien aux coups d’État en Amérique latine, au nom de la lutte contre le communisme, et tout particulièrement au Chili où les États-Unis aident à porter au pouvoir le dictateur Augusto Pinochet.

Les invasions

La défense des États-Unis l’amène aussi à soutenir, plus ou moins tacitement, plusieurs invasions à l’époque. Ainsi de son soutien au président indonésien Suharto dont l’invasion du Timor oriental a entraîné 200 000 morts en 1975. C’est aussi le cas pour la Turquie qui a saisi en 1974 un tiers du territoire de Chypre et la conduite d’opérations de déstabilisation lors de la guerre civile en Angola.

Le Proche-Orient

Henry Kissinger a consacré une bonne partie de son temps au Moyen-Orient, organisant notamment un pont aérien massif, l’opération Nickel Grass, pour ravitailler l’allié israélien en armes après l’attaque-surprise de pays arabes lors de la fête juive de Yom Kippour en 1973. Il y inaugure ensuite la « diplomatie de la navette » négociant avec Israël, la Syrie et l’Égypte, qui deviendra un allié clé sortant de la sphère d’influence de Moscou.