(New York) S’il avait la chance de poser une question à Ron DeSantis, Mark Denbeaux n’hésiterait pas.

L’histoire jusqu’ici

2004

Durant sa deuxième année à l’école de droit de l’Université Harvard, Ron DeSantis est affecté au corps du juge-avocat général (JAG) en tant qu’officier de la marine.

2006

Basé à Jacksonville, en Floride, le lieutenant DeSantis effectue des séjours réguliers à la base militaire américaine de Guantánamo.

2007

DeSantis se rend en Irak dans le cadre de l’envoi de troupes supplémentaires par l’administration Bush. Il servira en tant que conseiller juridique du commandant des Navy SEAL à Falloujah.

2010

DeSantis quitte le service actif après avoir obtenu une libération honorable. Il restera officier de réserve jusqu’en 2019.

« La question est la suivante : pourquoi les gardiens qui étaient en service cette nuit-là ont-ils reçu des médailles ? »

Le professeur de droit à l’Université Seton Hall, au New Jersey, fait référence au pire moment de l’année violente et tumultueuse au cours de laquelle le gouverneur de Floride et candidat présidentiel a servi comme avocat militaire au centre de détention de Guantánamo.

Une année marquée par des émeutes, des grèves de la faim et trois « suicides ».

Selon la version de l’armée américaine, le 9 juin 2006, trois détenus ont été retrouvés pendus dans leurs cellules du camp Delta.

« Je pense qu’il ne s’agissait pas d’un acte de désespoir, mais d’un acte de guerre asymétrique à notre encontre », dira le commandant de la base militaire, l’amiral Harry Harris, le lendemain.

Onze jours plus tard, une enquête menée par le Naval Criminal Investigative Service (NCIS) confirme la version du triple suicide par pendaison. Version dont la crédibilité a depuis été mise en doute par plusieurs individus et organisations, dont le professeur Denbeaux et son équipe du Center for Policy and Research.

PHOTO RICHARD PERRY, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Un garde surveille de sa tour le camp Delta du centre de détention de Guantánamo, le 9 juin 2010.

« Il est clair que l’enquête du NCIS était un camouflage », dit aujourd’hui Mark Denbeaux, dont l’équipe a publié deux rapports sur les « morts » du camp Delta, le premier répertoriant les nombreuses « contradictions » et « invraisemblances » de l’enquête officielle et le deuxième accusant le ministère de la Justice de « camouflage d’un camouflage ».

« Une chose dramatique et horrible »

Dans The Courage to Be Free, ses mémoires publiés en février dernier, Ron DeSantis effleure à peine le sujet de son service à Guantánamo. Mais il a bel et bien joué un rôle dans l’enquête du NCIS, selon un de ses supérieurs de l’époque, qui l’a confirmé récemment au Washington Post sans cependant fournir de détails.

« Il s’est passé une chose dramatique et horrible », rappelle Mark Denbeaux.

Cela aurait nécessité un travail juridique important et l’implication des avocats du JAG [juge-avocat général]. Et DeSantis était là quand cela s’est produit.

Mark Denbeaux, du Center for Policy and Research

Selon le professeur, il ne pouvait donc pas ignorer la controverse entourant le rôle des cinq gardiens en service cette nuit de juin dans le bloc Alpha, où avaient été placés, 72 heures plus tôt, le Yéménite Ahmed Ali Abdullah et les Saoudiens Yasser Talal Al-Zahrani et Mani Shaman Al-Utaybi.

En vertu des règles du camp Delta, les gardiens devaient effectuer des rondes toutes les deux à cinq minutes. Or, aucun d’eux n’a pu prévenir un seul des trois « suicides », commis au même moment et de la même manière, sous prétexte que les cellules grillagées étaient obstruées par des draps, des serviettes et des matelas.

D’où la question que voudrait poser le professeur Denbeaux à Ron DeSantis. « Je l’interrogerais sur l’enquête relative à la conduite des gardiens », insiste-t-il avant d’évoquer une raison pour laquelle les gardiens ont été décorés plutôt que punis.

« Cela signifie que les hommes n’étaient pas pendus dans leurs cellules », dit-il.

C’est aussi l’explication de Joseph Hickman, un sergent à la retraite qui était responsable des gardiens affectés au bloc Alpha durant la soirée du 9 juin 2006. Durant son quart de travail, Hickman ne se souvient pas d’avoir vu des détenus transférés de leurs cellules à la clinique médicale. En revanche, il se souvient du transfert, dans une camionnette blanche, de trois détenus d’un site d’interrogatoire de la CIA connu sous le nom de « Camp No » à la clinique médicale.

En 2009, après le départ de George W. Bush de la Maison-Blanche, Hickman et huit autres soldats ont présenté au ministère de la Justice un témoignage contredisant la version officielle concernant les « suicides » de Guantánamo. Le Ministère n’y a pas donné suite.

En 2015, dans un livre intitulé Murder at Camp Delta, le sergent retraité rappelle avoir croisé une infirmière de la marine avec laquelle il avait eu plusieurs rendez-vous. « Elle avait l’air vraiment bouleversée », écrit-il, car elle venait de s’occuper des trois hommes morts.

Ils avaient des chiffons enfoncés dans la gorge. L’un d’entre eux était gravement contusionné.

Joseph Hickman, dans son livre Murder at Camp Delta

Fait remarquable : quand les corps des « suicidés » ont été rendus à leurs familles respectives, il leur manquait le larynx, l’os hyoïde et le cartilage thyroïdien, pièces anatomiques essentielles pour conclure ou non à un suicide.

« On peut faire du gavage »

Ron DeSantis n’a encore jamais été interviewé sur cet épisode dramatique qui s’est produit pendant son service à Guantánamo. En revanche, il a déjà répondu à des questions sur la pratique controversée qui consiste à forcer des détenus en grève de la faim à manger.

Lors d’une interview accordée en 2018 à une station de CBS en Floride, il a rappelé la question que lui avait posée un commandant de Guantánamo en 2006, en parlant des détenus en grève de la faim : « Comment puis-je vaincre cela ? »

L’ex-avocat militaire s’est souvenu qu’il lui avait répondu : « Hé, on peut vraiment faire du gavage. Voici ce que vous pouvez faire. Voici en quelque sorte les règles à suivre. »

Après son élection à la Chambre des représentants, il a décrit comme une forme de « djihad » les grèves de la faim des détenus de Guantánamo, dont la plupart avaient été emprisonnés sans chef d’inculpation.

« Ce que j’en retiens, c’est qu’ils utilisent des éléments tels que l’abus de détenus comme une offensive contre nous. Il s’agissait d’une tactique, d’une technique et d’une procédure », a-t-il dit.