(New York) « Avant d’avoir 21 ans, j’ai eu six fois une arme pointée sur moi : trois fois par des policiers et trois fois par des personnes qui n’étaient pas des policiers. J’ai eu un couteau sur la gorge, un pistolet semi-automatique sur la tempe et une victime d’homicide sur le pas de ma porte. »

Le 3 janvier 2022, dans une note adressée à son personnel, le premier procureur noir de Manhattan, Alvin Bragg, a évoqué en ces termes ses premières expériences avec les policiers et les criminels en tant que « fils de Harlem ».

Cette note a valu à son auteur sa première controverse pour d’autres raisons qui seront expliquées plus loin. Mais elle permet de mesurer d’entrée de jeu la distance entre le New York d’Alvin Bragg et celui de Donald Trump, ce rejeton d’une riche famille de Queens dont il a obtenu l’inculpation historique la semaine dernière.

Non pas qu’Alvin Bragg soit né de parents pauvres. Le juriste de 49 ans a grandi au sein d’une famille de la classe moyenne qui habitait dans Strivers’ Row, secteur de Harlem dont les belles maisons mitoyennes ont longtemps attiré la bourgeoisie de ce quartier majoritairement noir et hispanique.

Mais Alvin Bragg incarne une version du rêve américain qui n’a rien à voir avec celle de Donald Trump.

On connaît l’histoire du fils de Queens, qui est devenu le premier ancien président américain à être inculpé pour un crime.

On connaît moins celle d’Alvin Bragg, dont la trame est dictée par une conception de la justice marquée au coin du progressisme.

En 1995, cette histoire retient déjà l’attention du Harvard Crimson, journal de la prestigieuse université américaine, qui consacre au futur diplômé de la faculté de droit un article intitulé « The Anointed One » (L’Oint), une référence au Messie. À son sujet, un doyen de l’université dit : « Je le pousserais vers la politique parce qu’il est l’exemple parfait d’un politicien d’envergure qui peut attirer les votes des électeurs blancs et noirs. »

Alvin Bragg se défend à l’époque d’être intéressé par la politique. Il le démontre pendant deux décennies, travaillant notamment pour le procureur des États-Unis pour le district sud de New York et pour le procureur général de l’État de New York, qui fait de lui son adjoint en 2017.

Deux ans plus tard, Alvin Bragg se résout enfin à briguer les suffrages sous la bannière démocrate, annonçant sa candidature à l’élection pour le poste de procureur de Manhattan, prévue pour novembre 2021. Au début de sa campagne, la criminalité new-yorkaise n’est pas loin de son plancher historique. Et son appel en faveur d’une réforme du système de justice pénal s’inscrit dans un mouvement national qui s’amplifiera après le meurtre de George Floyd aux mains de policiers de Minneapolis, en mai 2020.

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Le maire de New York, Eric Adams, en janvier 2023

Mais le climat n’est plus le même à New York quand Alvin Bragg assume ses nouvelles fonctions, le 1er janvier 2022, après son élection. Le même jour, un nouveau maire, Eric Adams, également issu de la communauté noire, prend les rênes de la ville après avoir promis d’adopter une approche plus traditionnelle pour lutter contre une hausse soudaine de la criminalité.

C’est dans ce contexte que la fuite de la note d’Alvin Bragg à son personnel suscite la polémique. Le nouveau procureur de Manhattan y annonce qu’il refusera de demander des peines d’emprisonnement pour certains délits.

Accusé de « wokisme » par les médias conservateurs, dont le New York Post, et critiqué par la nouvelle cheffe du NYPD, Alvin Bragg annonce vite le retrait de sa directive, disant qu’elle a été mal interprétée.

Une enquête mouvementée

Mais il n’est pas au bout de ses peines. Le 23 février 2022, les deux principaux procureurs qui mènent une enquête sur les pratiques commerciales de Donald Trump démissionnent. L’enquête, entamée sous l’ancien procureur de Manhattan Cyrus Vance, cherche à déterminer si l’ancien président a gonflé la valeur de ses actifs pour obtenir des prêts bancaires.

Dans sa lettre de démission, dont le contenu est dévoilé par le New York Times le 30 mars 2022, l’un des procureurs affirme que Donald Trump est « coupable de nombreux délits » et qualifie la décision du procureur de Manhattan de ne pas poursuivre son inculpation de « grave manquement à la justice ».

Mais Alvin Bragg n’est pas convaincu de la solidité de la preuve dans ce dossier. Sa position lui vaut d’être attaqué de façon presque aussi féroce par MSNBC et les autres médias ou représentants progressistes qu’il l’est aujourd’hui par les alliés de Donald Trump.

Le procureur de Manhattan a eu beau répéter que l’enquête sur Trump se poursuit, plus personne, ou presque, ne l’écoute ou ne le croit.

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L’ancien directeur financier de la Trump Organization, Allen Weisselberg, le 18 août dernier

Or, le 18 août 2022, le vent commence à tourner. Alvin Bragg remporte sa première victoire d’envergure en forçant l’ancien directeur financier de la Trump Organization Allen Weisselberg à plaider coupable de 15 chefs d’accusation de fraude et d’évasion fiscale. Il enchaîne le 6 décembre de la même année en obtenant un verdict de culpabilité contre l’entreprise de l’ancien président, également accusée de fraude fiscale.

Et il dévoilera mardi après-midi les chefs d’accusation retenus contre Donald Trump en lien avec l’affaire Stormy Daniels ou toute autre affaire. Il se rappellera sans doute alors la raison pour laquelle il s’est porté candidat au poste de procureur de Manhattan.

« Je me présente parce que, bien trop souvent, nous avons deux normes de justice : l’une pour les riches, les puissants et ceux qui ont des relations, et l’autre pour tous les autres. »