(New York) Elle ne cache pas son appui ferme au droit des femmes à l’avortement, pas plus que son opposition farouche au « gerrymandering », cette vieille pratique américaine qui a ouvert la voie à un redécoupage hyperpartisan des circonscriptions électorales de son État.

Si Janet Protasiewicz briguait un siège dans l’une des deux chambres du Parlement du Wisconsin, elle serait considérée comme une démocrate parfaitement normale, qui exprime en public des positions défendues par toutes les candidates de son parti.

Mais cette femme de 54 ans n’est pas une politicienne. Juge dans le comté de Milwaukee, elle mène une campagne intense pour remporter, le 4 avril prochain, une élection dont l’enjeu est un siège crucial à la Cour suprême du Wisconsin.

Il s’agit, de l’avis général, du plus important scrutin de 2023 aux États-Unis. Ou, pour reprendre la description du site d’information Politico, de « l’élection la plus importante dont vous n’avez pas entendu parler ».

Et ce n’est pas une exagération, selon Michael Wagner, analyste politique et professeur de journalisme à l’Université du Wisconsin à Madison.

« C’est la première fois depuis des décennies que la Cour pourrait basculer dans le camp des libéraux, ce qui signifierait que des questions telles que l’avortement, le redécoupage électoral, les droits du travail et les droits de vote seraient très susceptibles d’être soumises à la Cour et d’engendrer des décisions favorisant une perspective politique libérale », dit-il.

PHOTO JEFF MILLER, ARCHIVES UNIVERSITÉ DU WISCONSIN À MADISON

Michael Wagner, analyste politique et professeur de journalisme à l’Université du Wisconsin à Madison

Cette élection offre la possibilité d’un changement sismique dans le comportement de la Cour suprême du Wisconsin.

Michael Wagner, analyste politique et professeur de journalisme à l’Université du Wisconsin à Madison

Le professeur Wagner aurait pu ajouter une autre question susceptible d’être influencée par le scrutin du 4 avril : la façon dont seront attribués les dix grands électeurs du Wisconsin à l’occasion de l’élection présidentielle de 2024, comme on le verra plus loin.

Mais d’abord, comment le Wisconsin en est-il arrivé là ?

Jusqu’à nouvel ordre, la Cour suprême de cet État clé du Midwest compte trois juges conservateurs et trois juges dits libéraux ou progressistes. L’élection du 4 avril vise à combler le siège laissé vacant par un juge conservateur qui a pris sa retraite.

Mardi dernier, la juge Protasiewicz a fini au premier rang lors d’une primaire mettant aux prises quatre candidats (deux libéraux et deux conservateurs). Le 4 avril, elle affrontera celui qui a fini deuxième, Daniel Kelly, un conservateur qui tente de retourner à la Cour suprême du Wisconsin après en avoir été évincé lors d’une élection en 2020.

La partisanerie s’invite

La magistrate libérale est favorite pour gagner cette élection non partisane. Non partisane en théorie seulement, faut-il préciser. Car en pratique, la candidate jouit de l’appui du Parti démocrate et d’organisations progressistes, qui ont déjà dépensé des millions de dollars pour assurer sa victoire. De son côté, son adversaire conservateur recevra l’aide du Parti républicain et de groupes partageant sa philosophie.

Le Wisconsin n’est pas le seul État américain à tenir des élections pour choisir les juges de sa Cour suprême. Les défenseurs de ce mode de sélection le trouvent préférable à celui qui concentre ce pouvoir entre les mains d’une seule personne, en l’occurrence le gouverneur. Dans le Badger State, ils font aussi valoir que le système place une limite raisonnable à la durée du mandat des juges : 10 ans.

Mais ce système n’est plus ce qu’il était à l’origine, du moins au Wisconsin. La polarisation qui caractérise la politique dans cet État a envahi un processus qui, « pendant des décennies, a été non partisan, en théorie et en pratique », selon Michael Wagner.

Or, « ces temps-ci, il y a certainement une crainte que la prise de décision judiciaire soit davantage déterminée par la politique des partis que par les philosophies juridiques », estime l’analyste politique.

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Le candidat conservateur à la Cour suprême du Wisconsin, Daniel Kelly

Daniel Kelly, le candidat conservateur, a exprimé cette crainte mardi dernier, accusant sa rivale libérale de faire « ouvertement campagne sur la promesse de mettre son poids dans la balance de la justice pour s’assurer que les résultats satisferont ses intérêts personnels ».

Janet Protasiewicz a répondu à ces attaques en affirmant qu’elle ne faisait que partager ses valeurs avec les électeurs sans préjuger quelque cause que ce soit. Ses partisans, eux, ont fait leurs choux gras d’une révélation récente du Milwaukee Journal selon laquelle Daniel Kelly est sur la liste de paie du Comité national républicain depuis 2020 en tant que conseiller en matière d’« intégrité électorale ».

La juge qui pourrait changer le Wisconsin

Il ne fait guère de doute que l’élection de la juge Protasiewicz changerait la donne en matière d’avortement au Wisconsin. Sous une majorité libérale, la Cour suprême de l’État abrogerait très probablement une loi de 1849 qui interdit l’avortement dans presque tous les cas au Wisconsin et dont l’application est contestée depuis l’annulation de l’arrêt Roe c. Wade, en juin dernier.

Selon toute probabilité, le tribunal mettrait également fin à l’un des redécoupages électoraux les plus partisans aux États-Unis. Redécoupages qui ont notamment permis aux républicains d’augmenter leurs majorités déjà considérables dans les deux chambres du Parlement du Wisconsin, en novembre dernier, tout en perdant l’élection au poste de gouverneur par plus de 90 000 voix.

Et quelles seraient les conséquences d’une majorité libérale à la Cour suprême du Wisconsin pour l’élection présidentielle de 2024 ?

Retour en arrière : en 2020, au moins un juge conservateur de ce tribunal s’était joint aux trois juges libéraux pour rejeter une poursuite intentée par Donald Trump pour renverser sa défaite dans cet État pivot. Le tribunal avait annoncé sa décision très attendue et très incertaine exactement une heure avant que le Wisconsin accorde officiellement ses dix grands électeurs à Joe Biden.

Si la juge Protasiewicz l’emportait le 4 avril, le même scénario ne susciterait aucun suspense en 2024.