(New York) L’énigmatique sénatrice d’Arizona Kyrsten Sinema ne manquait déjà pas d’étiquettes la distinguant de tous ses collègues, ou presque. Bisexuelle et triathlonienne en étaient deux. Et voilà qu’elle en a ajouté une autre, le 9 décembre dernier : indépendante.

Jusqu’à preuve du contraire, sa décision de quitter le Parti démocrate ne changera rien à l’équilibre des forces au Sénat. Après la réélection du sénateur de Géorgie Raphael Warnock, les démocrates contrôleront 51 sièges sur 100, Kyrsten Sinema s’étant engagée à rester dans leur groupe, à l’instar des deux autres sénateurs indépendants de la chambre haute du Congrès, Bernie Sanders, du Vermont, et Angus King, du Maine.

Mais à quoi donc alors son choix rime-t-il ?

La question se pose à la fin d’une année électorale que certains analystes ont décrite comme étant celle des indépendants. Ces derniers ont notamment vu leur part de l’électorat atteindre un sommet historique lors des élections de mi-mandat, soit 31 %, en hausse de 4 % par rapport à l’élection présidentielle de 2020.

Les démocrates, par comparaison, ont représenté 29 % de l’électorat en 2022, et les républicains, 36 %, selon les données d’Edison Research, une des organisations qui effectuent des sondages à la sortie des urnes.

Le Parti démocrate doit donc aux électeurs dits indépendants d’avoir gagné un siège au Sénat et limité leurs pertes à la Chambre des représentants.

Le rôle des indépendants a été tout aussi déterminant en Arizona, où ils représentent aujourd’hui 34 % des électeurs. Comme dans d’autres États, ils ont contribué à stopper des candidats trumpistes aux postes de gouverneur, sénateur et secrétaire d’État, entre autres. Et ils sont appelés à continuer à croître en nombre.

Voilà donc une partie du contexte qui a entouré la deuxième défection politique de la carrière de Kyrsten Sinema (avant de se présenter comme démocrate, elle était membre du Green Party et disciple du célèbre défenseur des droits des consommateurs Ralph Nader).

Dans un texte publié dans l’Arizona Republic, la sénatrice a justifié sa décision en invoquant son dégoût pour l’esprit partisan qui règne selon elle à Washington.

« Il n’est pas étonnant qu’un nombre croissant d’Américains s’inscrivent comme indépendants, écrit-elle. En Arizona, ce nombre dépasse souvent celui des inscrits aux deux partis nationaux. »

Lorsque les politiciens s’attachent davantage à priver le parti de l’opposition d’une victoire qu’à améliorer la vie des Américains, les perdants sont les Américains ordinaires. C’est pourquoi j’ai rejoint le nombre croissant d’électeurs d’Arizona qui rejettent les partis politiques en déclarant mon indépendance vis-à-vis du système partisan brisé de Washington.

Extrait du texte « Why I'm registering as an independent » de Kyrsten Sinema, paru dans l’Arizona Republic

Cette opinion est la même qui pousse le Forward Party et l’organisation No Labels à envisager de présenter des candidats à l’élection présidentielle en 2024. Pour eux, l’heure d’un troisième parti a sonné.

« Nous avons en fait deux partis minoritaires qui dirigent tout et nous rendent tous fous en essayant de nous monter les uns contre les autres », a déploré récemment sur News Nation un des fondateurs du Forward Party, l’ex-candidat présidentiel Andrew Yang, qui a quitté le Parti démocrate pour devenir indépendant en 2021.

Pour le moment, Kyrsten Sinema se défend de vouloir briguer la présidence en 2024 comme candidate indépendante ou sous la bannière d’un tiers parti, ce qui est sans doute sage : n’en déplaise à Andrew Yang et à ses compagnons de route, le système politique américain demeure inhospitalier à ce genre de candidature.

Or, si la sénatrice d’Arizona ne brigue pas la présidence ou ne quitte pas la politique en 2024, elle devra donc défendre son siège à titre d’indépendante.

Ses critiques démocrates voient là un choix opportuniste à l’image qu’ils se font d’elle.

Depuis le début de la présidence de Joe Biden, Kyrsten Sinema les a souvent courroucés en bloquant ou en diluant certaines priorités démocrates, dont l’augmentation du salaire minimum fédéral à 15 $ et l’abrogation des baisses d’impôt de Donald Trump. Elle leur a souvent donné l’impression de se préoccuper davantage de ses donateurs que de ses électeurs.

Résultat : seuls 7 % des démocrates d’Arizona sont satisfaits de sa performance, selon un sondage mené récemment par Civiqs.

Jusqu’au 9 décembre, les autres démocrates de l’État se promettaient de la défaire à l’occasion de la primaire de leur parti en vue de l’élection sénatoriale de 2024. Il s’agit d’une partie de la réalité à laquelle Kyrsten Sinema a juré de n’avoir pas pensé en devenant indépendante. Elle n’a convaincu personne.

Cela dit, Kyrsten Sinema ne serait pas dépourvue d’atouts face à l’électorat d’Arizona en 2024. Elle pourrait notamment se vanter d’avoir joué un rôle clé dans l’adoption de projets de loi bipartites. L’un d’eux a débouché en novembre 2021 sur un plan d’investissement historique dans les infrastructures. L’autre a permis la semaine dernière d’inscrire dans la loi la protection des mariages homosexuels et interraciaux.

Mais le statut d’indépendante ne serait probablement pas un atout en soi. Car la plupart des électeurs indépendants ne le sont pas vraiment.

C’est du moins ce qu’explique une politologue de l’Université d’Arizona, Samara Klar, dans Independent Politics, un livre qu’elle a fait paraître en 2019 avec Yanna Krupnikov, une collègue de New York.

Selon les autrices, entre 75 % et 90 % des électeurs dits indépendants n’ont aucun mal à s’identifier à l’un des deux partis nationaux, pour lequel ils votent presque toujours.

Ce qui rebute les indépendants, c’est la rancœur des débats politiques, l’étalage des divisions partisanes. Voilà ce qui les pousse à s’afficher publiquement comme indépendants. Mais dans l’isoloir, ils se comportent la plupart du temps comme des républicains ou des démocrates, selon leur penchant idéologique.

Autrement dit, leur étiquette n’est qu’un mirage.

Lisez l'article « Why I'm registering as an independent » de Kyrsten Sinema (en anglais)