(New York) Tucker Carlson, promoteur de la théorie complotiste du grand remplacement, serait en droit de revendiquer la paternité de l’idée derrière le plus récent coup politique de Ron DeSantis, gouverneur républicain de Floride et aspirant évident à la présidence des États-Unis.

Le 26 juillet dernier, l’animateur vedette de Fox News a proposé une façon de se venger des membres de l’élite démocrate. Selon sa théorie préférée, ces derniers cherchent à « changer » l’électorat américain par l’entremise de l’immigration. Pourquoi ne pas les déstabiliser en inondant de migrants la ville où ils sont les plus concentrés, en l’occurrence Edgartown, à Martha’s Vineyard ? De toute façon, la « diversité » si chère à leurs yeux fait cruellement défaut à ce haut lieu de villégiature où les Obama ont une résidence, a fait valoir Carlson.

« Ils réclament plus de diversité », a-t-il dit après avoir estimé à « 17 personnes, au total », le nombre d’immigrés à Edgartown. « Pourquoi ne pas leur envoyer des migrants ? En grand nombre. Commençons par 300 000. »

Le 14 septembre dernier, Ron DeSantis s’est contenté d’envoyer à Martha’s Vineyard deux avions remplis de 50 migrants. Une certaine « Perla », employée par la Floride, les avait recrutés au Texas en leur faisant miroiter la possibilité de trouver plus facilement du travail et un logement… à Boston.

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Ron DeSantis, gouverneur républicain de la Floride

Cette même femme mystérieuse leur avait également remis des dépliants détaillant l’aide financière et les autres bénéfices offerts par le Massachusetts aux « réfugiés ».

Mais ces migrants ne sont pas des réfugiés. Ce sont des demandeurs d’asile. Et certains d’entre eux ont nui à leur cause, sans le réaliser, en s’éloignant de la ville où leur dossier doit être traité.

Des migrants ont intenté une action collective contre Ron DeSantis. Un shérif du Texas a ouvert une enquête criminelle sur leur recrutement. Et des éditorialistes ont utilisé le mot « cruauté » en dénonçant cette politique qui consiste selon eux à utiliser des vies humaines pour marquer des points politiques. Certaines ont même prédit que la manœuvre finirait par se retourner contre Ron DeSantis.

Mais le gouverneur de la Floride semble vouloir mettre à l’épreuve la thèse du journaliste Adam Serwer, résumée par le titre d’un de ses essais publiés en 2018 dans le magazine The Atlantic et qui est devenu depuis celui d’un livre : The Cruelty is the Point. Le but du jeu, c’est la cruauté.

Dans la foulée de la séparation des enfants migrants à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, Serwer avait soutenu que Donald Trump et ses supporteurs trouvaient une communauté d’esprit en se réjouissant de la souffrance de ceux qu’ils haïssent et craignent.

Ron DeSantis semble penser qu’une telle approche peut le mener à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle de 2024. Mais il ne serait pas le seul. Le gouverneur républicain du Texas, Greg Abbott, qui envoie depuis plusieurs semaines des bus remplis de migrants dans les grandes villes « démocrates », fait vraisemblablement le même calcul.

Les deux politiciens disent vouloir protester contre la façon dont Joe Biden gère la frontière sud, où un nombre record de 2 millions de migrants ont été interceptés au cours des 11 premiers mois de l’année financière (d’octobre à septembre). Ils savent qu’aucune autre question mentionnée par les sondeurs, hormis l’inflation, ne préoccupe davantage les électeurs républicains, dont bon nombre ne font aucune distinction entre les immigrés clandestins et les demandeurs d’asile.

Ils savent aussi que certaines données contredisent leurs accusations d’inaction formulées à l’encontre de l’administration Biden. Celle-ci a notamment procédé à plus de 1 million d’expulsions au cours des 11 premiers mois de l’année financière, en plus du million et plus d’expulsions effectuées au cours de l’année financière précédente.

Mais les gouverneurs de la Floride et du Texas ne s’embarrassent pas de détails. Et Ron DeSantis est probablement celui des deux qui va le plus loin pour provoquer l’adversaire.

Mardi dernier, par exemple, le gouverneur de la Floride a renouvelé sa promesse de ne pas permettre « aux écoles de déformer l’histoire pour s’aligner sur un programme idéologique ». Dans le même souffle, il a fait remonter à la révolution américaine (1775-1783) la remise en question de l’esclavage.

« Personne ne l’avait remis en question avant que nous décidions, en tant qu’Américains, que nous sommes dotés par notre créateur de droits inaliénables et que nous sommes tous créés égaux. Cela a donné naissance aux mouvements d’abolition », a-t-il dit, selon une vidéo publiée sur son compte Twitter.

La déclaration de Ron DeSantis contient plusieurs faussetés, notamment en ce qui a trait à l’origine du concept des droits naturels, qui précède la révolution américaine d’au moins un siècle, et la protection de l’esclavage par le gouvernement des États-Unis, qui a perduré de diverses façons jusqu’à la guerre de Sécession (1861-1865).

Et puis, il y a cette idée extraordinaire selon laquelle aucune des personnes tenues en esclavage dans les colonies américaines, de 1619 jusqu’à la révolution, n’aurait remis en question cette institution.

Les adeptes de Tucker Carlson et de son nationalisme blanc ont peut-être accepté cette idée comme allant de soi. Les autres y ont peut-être vu une autre forme de cruauté.