(New York) L’exécution était très loin d’être parfaite, mais l’intention ne faisait aucun doute : en retirant les derniers soldats américains d’Afghanistan, Joe Biden voulait avoir les mains libres pour pouvoir se concentrer sur ses propres priorités en matière de politique étrangère, au premier rang desquelles se trouvait la Chine.

Moins d’un an plus tard, l’Afghanistan a disparu du radar américain, mais la trajectoire de la politique étrangère des États-Unis a changé de façon soudaine et inattendue. « Le conflit en Ukraine a fait voler en éclats cette trajectoire et forcé l’administration Biden à se réinvestir dans le dossier européen, un peu malgré elle », affirme Pierre Morcos, chercheur associé au Centre d’études stratégiques et internationales, groupe de réflexion situé à Washington.

« Cela dit, Washington a parfaitement joué la carte du leadership dans ce conflit », ajoute le spécialiste d’origine française, en évoquant les efforts de Washington, en amont de l’agression russe, pour bâtir une coalition comprenant les pays européens, mais aussi le Japon et l’Australie, entre autres.

Il y a eu une coordination inédite en matière d’adoption de sanctions, de livraison d’armements à l’Ukraine, mais aussi dans le domaine énergétique. Nous savons que les États-Unis ont joué un rôle moteur sur ce plan.

Pierre Morcos, chercheur associé au Centre d’études stratégiques et internationales

Avec « l’aide » de la Russie

Ivana Stradner, chercheuse associée à l’American Entreprise Institute, autre groupe de réflexion de Washington, va encore plus loin : « Nous devons l’admettre, à la faveur de la situation en Ukraine, les États-Unis, dans les limites de leurs propres capacités et intérêts en Ukraine, sont en train de remodeler l’ordre mondial », dit-elle.

« Nous devons aussi admettre que cela ne se serait pas produit sans l’aide de la Russie, qui s’attendait à la destruction de l’unité au sein de l’Union européenne et de l’OTAN. »

De là à comparer la gestion des alliés par Joe Biden face à l’invasion de l’Ukraine à celle de George Bush père face à la chute de l’Union soviétique et à la réunification de l’Allemagne, il n’y a qu’un pas, qu’a franchi la semaine dernière le chroniqueur du New York Times Thomas Friedman. Ce dernier a notamment rappelé qu’aucun soldat américain n’avait perdu la vie lors de la transformation de l’Europe sous Bush père.

Une telle comparaison, qui se voulait favorable à Joe Biden, fait tiquer Garret Martin, professeur à l’American University de Washington, où il codirige le Transatlantic Policy Center.

Une classe politique solidaire

« Je suis historien de formation et les analogies historiques me mettent toujours un peu mal à l’aise, dit-il. Là où je pense que l’analogie est intéressante, c’est que Biden, tout comme Bush père lorsqu’il était en fonction, est un homme très expérimenté en matière de politique étrangère, un homme très pragmatique qui mise beaucoup sur les relations interpersonnelles, comme le faisait Bush. »

Mais il est difficile de dire que nous n’avons pas d’effusion de sang, compte tenu de la violence et des scènes horribles que nous voyons en Ukraine. Et les inquiétudes concernant les débordements n’ont pas complètement disparu non plus.

Garret Martin, professeur à l’American University de Washington

Chose certaine, la classe politique américaine demeure largement solidaire des objectifs de Joe Biden vis-à-vis de l’Ukraine et de la Russie. Malgré quelques voix discordantes, les élus républicains des deux chambres du Congrès ont récemment approuvé à la vitesse de l’éclair un plan d’aide militaire et économique de 40 milliards de dollars à Kyiv, qui permettra notamment aux États-Unis de poursuivre leurs livraisons d’armes lourdes à l’Ukraine, y compris des canons H777 Howitzer et des systèmes HIMARS (High Mobility Artillery Rocket System), des lance-roquettes multiples montés sur des blindés légers, d’une portée de 80 km environ.

Le danger d’un enlisement

Mais combien de temps une telle unité peut-elle durer ? La question concerne aussi la classe politique américaine.

« Là où cela devient délicat à l’avenir, c’est si la guerre devient une impasse pendant des années, et qu’elle commence à ressembler à un autre Afghanistan où l’on continue à jeter de l’argent sans jamais pouvoir le résoudre », dit Garret Martin. Dans un avenir plus rapproché, des divergences pourraient aussi apparaître parmi les alliés concernant la façon de mettre un terme au conflit.

Le secrétaire de la Défense Lloyd Austin a fait état fin avril d’un nouvel objectif, celui d’« affaiblir » la Russie pour les prochaines années, afin qu’elle ne puisse répéter ailleurs ce qu’elle fait en Ukraine. Le président français Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz semblent plus pressés d’en arriver à un cessez-le-feu.

L’électorat américain aura aussi son mot à dire à l’occasion des élections de mi-mandat.

« Les gens en ont déjà assez de l’inflation, de la hausse des prix de l’essence, de l’économie, dit Ivana Stradner. Ce sera donc certainement un énorme défi pour l’administration Biden, qui devra trouver un équilibre entre politique intérieure et politique internationale. »