(New York) Un néologisme tiré du vocabulaire de la lutte professionnelle pourrait résumer ce qui attend la juge Ketanji Brown Jackson, première Noire à être nommée à la Cour suprême des États-Unis, au cours des prochaines semaines : kayfabe.

Ajouté au dictionnaire Oxford en 2015 et utilisé par nombre d’amateurs francophones de la lutte professionnelle, le terme fait référence à la convention propre à ce divertissement de présenter des spectacles mis en scène comme étant authentiques. Le sociologue américain Ariel Davis l’a déjà employé pour expliquer les phénomènes Donald Trump et Alex Jones.

« Nous vous présenterons quelque chose de clairement faux en insistant sur le fait que c’est réel, et vous éprouverez une véritable émotion. Aucune des parties ne reconnaît le pacte, sinon la magie est gâchée », avait-il écrit en 2017.

Le sénateur républicain Lindsey Graham a fourni vendredi dernier l’un des nombreux exemples de la façon dont le kayfabe s’appliquera à Ketanji Brown Jackson.

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Lindsey Graham, sénateur républicain

Si les informations des médias sont exactes et que la juge Jackson a été choisie comme candidate à la Cour suprême pour remplacer le juge Breyer, cela signifie que la gauche radicale a encore imposé ses volontés au président Biden.

Lindsey Graham, sénateur républicain, dans un tweet, avant la confirmation de la nouvelle

L’élu de Caroline du Sud doit compter sur l’amnésie de son auditoire républicain. En juin dernier, il a été l’un des trois sénateurs du Grand Old Party à voter en faveur de la confirmation de la juge Jackson à la Cour d’appel des États-Unis pour le circuit du district de Columbia, tremplin de nombreux juges vers la Cour suprême.

Il est vrai que Lindsey Graham s’était montré auparavant favorable à la nomination d’une autre magistrate considérée par Joe Biden, en l’occurrence Michelle Childs, juge fédérale de Caroline du Sud. Mais rien dans le parcours de la juge Jackson ne semble justifier qu’on l’associe à la « gauche radicale ».

Dieu, la famille et la loi

Née à Washington il y a 51 ans et élevée à Miami par deux enseignants de l’école publique, Ketanji Brown Jackson a servi d’associée au juge Stephen Breyer (celui qu’elle est appelée à remplacer à la Cour suprême), après des études en droit à Harvard. Elle a accédé à la magistrature fédérale en 2013 sous Barack Obama.

Vendredi dernier, elle a brossé de sa famille un portrait qui visait sans doute à combattre l’idée d’une association quelconque avec l’« extrême gauche », terme employé par le chef des républicains au Sénat, Mitch McConnell, un autre qui connaît son public.

Après avoir évoqué sa foi en Dieu, la juge Jackson, femme d’un chirurgien et mère de deux filles, a rappelé qu’un de ses oncles avait été chef de police à Miami, et un autre, détective à la section des crimes sexuels. Elle a ajouté que son frère cadet travaillait aujourd’hui comme policier à Baltimore, où il prend part à des opérations d’infiltration visant des trafiquants de drogue.

Son tableau comportait une ombre, certes. Un autre oncle, Thomas Brown, a été condamné à la prison à vie en 1989 pour possession d’une grande quantité de cocaïne à des fins de distribution.

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La juge Ketanji Brown Jackson lors de son discours à la Maison-Blanche vendredi dernier, flanquée du président, Joe Biden, et de la vice-présidente, Kamala Harris

Vous avez peut-être lu que j’ai un oncle qui a été impliqué dans le trafic de drogue et qui a été condamné à perpétuité. Mais l’application de la loi est aussi présente dans ma famille.

La juge Jackson lors d’une cérémonie à la Maison-Blanche, vendredi dernier

Sa nomination permet à Joe Biden de réaliser une promesse électorale, qui vise à rendre la Cour suprême plus représentative, à défaut de changer son équilibre idéologique.

« Trop longtemps, notre gouvernement, nos tribunaux n’ont pas ressemblé à l’Amérique », a-t-il déclaré en présentant la juge Jackson. « Je crois que nous avons une Cour qui reflète tous les talents et la grandeur de notre nation. »

Sénateurs à suivre

Le président semblait tenir pour acquise la confirmation de son choix par le Sénat. Et il n’avait probablement pas tort. Si tous les 50 sénateurs du groupe démocrate restent unis – et rien n’indique qu’ils ne le seront pas –, Ketanji Brown Jackson deviendra la première Noire à siéger à la Cour suprême.

Sans compter que certains sénateurs républicains, dont Susan Collins (Maine), Lisa Murkowski (Alaska) et Mitt Romney (Utah), pourraient voter en faveur de la confirmation de la juge.

D’où l’allusion au kayfabe. De nombreux conservateurs et républicains savent que les jeux sont déjà faits. Ils ne participeront pas moins au cours des prochaines semaines à une mise en scène présentée comme authentique et réclamée par les militants de leur parti.

Certains d’entre eux prendront garde d’aller trop loin dans leur opposition, ne voulant pas prêter flanc à des accusations de sexisme ou de racisme. Mais d’autres n’hésiteront pas à y mettre toute la gomme. On pense notamment aux sénateurs Ted Cruz (Texas), Josh Hawley (Missouri) et peut-être Tom Cotton (Arkansas). Les trois hommes siègent à la commission judiciaire du Sénat, qui tiendra des auditions sur la confirmation de la juge Jackson. Ils nourrissent tous des ambitions présidentielles.

Le sénateur Cruz, à l’instar de plusieurs de ses collègues républicains, a déjà dénoncé la décision du président Biden de limiter aux femmes noires le bassin des candidats au remplacement du juge Breyer.

« C’est offensant, a-t-il dit. Les femmes noires représentent 6 % de la population des États-Unis. Il dit à 94 % des Américains : “Je me fous de vous. Vous êtes inéligibles.” »

Dans une déclaration diffusée vendredi dernier, le sénateur Hawley s’est quant à lui dit « troublé par certains aspects du dossier de la juge Jackson, notamment son bilan en matière de criminalité et de justice pénale ».

La comparaison avec le kayfabe a évidemment ses limites. Comme la confirmation du juge Brett Kavanaugh l’a démontré en 2018, la mise en scène peut parfois virer au drame authentique.