(New York) Les nouvelles en provenance de la Virginie-Occidentale sont rarement flatteuses. Ces dernières années, ce petit État situé au cœur des Appalaches a servi de toile de fond à de nombreux reportages désolants sur la crise des opioïdes et la catastrophe des mines à ciel ouvert, entre autres. Même ceux qui y vivent reconnaissent d’emblée sa mauvaise image.

« Malheureusement, la Virginie-Occidentale est un peu dans le même bateau que Terre-Neuve au Canada », dit John Kilwein, politologue à l’Université de la Virginie-Occidentale. « Nous recevons rarement des éloges nationaux. »

Or, ces jours-ci, la Virginie-Occidentale bombe le torse. L’État peut se féliciter d’avoir mis sur pied l’une des meilleures campagnes de vaccination contre la COVID-19 aux États-Unis. Elle peut de surcroît se vanter d’avoir le sénateur le plus puissant à Washington.

Il s’appelle Joe Manchin. Gouverneur de la Virginie-Occidentale de 2005 à 2010, ce démocrate âgé de 73 ans a réussi l’exploit de décrocher deux mandats au Sénat dans l’État qui a donné à Donald Trump sa plus grande marge de victoire en 2020. Et il profite aujourd’hui de circonstances extraordinaires pour faire la pluie et le beau temps au Congrès, au grand dam des progressistes de son parti.

Ces circonstances tiennent à l’égalité des sièges au Sénat entre les groupes démocrate et républicain (50-50). Égalité que seule la vice-présidente Kamala Harris, à titre de présidente de la chambre haute, peut briser.

Dans un tel contexte, la défection d’un seul sénateur démocrate peut faire échouer les plans du parti de Joe Biden.

Et Joe Manchin exploite ce fragile équilibre pour imposer ses valeurs conservatrices.

Son influence s’est notamment fait sentir dans le débat sur le salaire minimum à 15 $ de l’heure – il s’y oppose –, tout comme dans la décision de réduire le montant des allocations de chômage prévues dans le vaste plan de relance adopté samedi par le Sénat.

Un frein « aux AOC de ce monde »

Comment Joe Manchin vit-il ce moment unique ?

« Je pense qu’il s’amuse comme un fou, répond John Kilwein. Il a l’attention des dirigeants de son parti. Et, comme politicien, il peut revenir en Virginie-Occidentale et dire à un électorat qui est maintenant très républicain : ‟Vous voyez, j’ai empêché les AOC [Alexandria Ocasio-Cortez] de ce monde de tout faire chavirer.” »

Une question en amène une autre : comment ce démocrate parvient-il à se faire élire et réélire dans un État de plus en plus conservateur et républicain ? Et pourquoi n’est-il pas passé dans le camp républicain, comme l’a d’ailleurs fait le gouverneur actuel de la Virginie-Occidentale, Jim Justice, en 2017 ?

« Il représente ce que la Virginie-Occidentale a déjà été, et les gens l’aiment », dit John Kilwein, en rappelant que les cols bleus du Mountain State ont longtemps voué aux syndicats et aux démocrates un même attachement, tout en adhérant en même temps à des valeurs conservatrices sur le plan social.

Il excelle dans la politique de proximité, ce qui est important dans un État de 1,8 million d’habitants. Pour eux, il est Joe. Les républicains ont tenté de ternir son image en essayant de le dépeindre comme un socialiste, ce qui est complètement à côté de la plaque.

John Kilwein, politologue à l’Université de la Virginie-Occidentale

Et comment ! Lors de sa première campagne au Sénat, en 2010, Joe Manchin a retenu l’attention en tenant la vedette dans une pub où il signalait non seulement son appui aux armes à feu, mais également son opposition à une initiative pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. On le voyait ainsi, armé d’un fusil de chasse, tirer une balle dans le texte d’un projet de loi qui menaçait selon lui l’industrie du charbon de son État.

Malgré tout, John Kilwein doute que le sénateur abandonne un jour le parti de John Kennedy, son idole de jeunesse.

« Il se voit comme un démocrate, dit-il. C’est un grand parti. »

PHOTO JIM WATSON, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le sénateur Joe Manchin lors d’une audience du Comité sur l’énergie et les ressources naturelles en janvier dernier.

Des collègues exaspérés

Bien sûr, Joe Manchin n’a pas été le seul sénateur démocrate à s’opposer à l’augmentation du salaire minimum à 15 $ de l’heure, un objectif qui revêt une valeur symbolique pour les progressistes de son parti.

Mais il semble trouver irrésistible le rôle de l’empêcheur de tourner en rond. Il l’a démontré vendredi dernier en paralysant les travaux du Sénat pendant plusieurs heures pour obtenir la réduction de 400 $ à 300 $ par semaine des allocations supplémentaires destinées aux chômeurs en temps de pandémie.

Le combat de Joe Manchin sur cette question a confondu et ulcéré bon nombre de progressistes.

« Que faisons-nous ici ? Je suis franchement dégoûtée par certains de mes collègues et je me demande si je peux soutenir ce projet de loi », a tweeté la représentante démocrate du New Jersey Bonnie Watson Coleman.

Bon nombre de démocrates éprouvent la même exaspération au sujet de la position de Joe Manchin sur le « filibuster ». Cette règle parlementaire permet à l’opposition de bloquer tout projet de loi n’ayant pas le soutien d’une super majorité de 60 sénateurs sur 100. Compte tenu du blocage systématique des républicains, plusieurs progressistes estiment que cette règle ancienne doit être abolie pour ouvrir la voie à l’adoption par le Sénat des priorités démocrates. Figure parmi celles-ci l’importante réforme du système électoral approuvée la semaine dernière par la Chambre des représentants.

Selon ces progressistes, le maintien du « filibuster » met en danger l’avenir même de la démocratie américaine au moment où le Parti républicain multiplie les initiatives pour restreindre l’accès au vote dans plus de 40 États américains.

Or, quand un journaliste lui a redemandé la semaine dernière si sa position sur le sujet pourrait changer, Joe Manchin a lancé : « Jamais ! Jésus-Christ, qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans ‟jamais” ? »

Ainsi parlait le sénateur le plus puissant, titre que lui a conféré sa collègue et amie républicaine du Maine Susan Collins.