(Varsovie et New York) Deux frères ayant survécu à l’Holocauste n’ont pas eu l’occasion de se dire adieu.

Les deux jeunes juifs polonais étaient tous deux sortis de la Seconde Guerre mondiale avec des blessures qui ont forgé leur vision du monde, de l’un et de l’autre.

L’un a survécu à Auschwitz, à une marche de la mort et à l’inanition. L’autre a enduré le froid et la faim dans un camp de travail sibérien, avant de passer près de mourir dans un pogrom en Pologne.

Alexander et Joseph Feingold ont choisi New York pour repartir à zéro. C’est là qu’ils sont devenus architectes, ont vécu à quelques pâtés de maisons l’un de l’autre et ont perdu leurs épouses respectives à quelques jours d’écart.

C’est aussi là qu’ils sont décédés, à quelques semaines d’intervalle, quand la pandémie de COVID-19 a assailli la ville.

Joe, 97 ans, est mort le 15 avril de complications dues au coronavirus dans le même hôpital où Alex, 95 ans, avait succombé à une pneumonie, le 17 mars.

Joseph Feingold s’est toujours senti coupable d’avoir abandonné sa mère et ses deux jeunes frères pour échapper aux nazis.

Quand Alexander est tombé malade, Joseph a appelé sa belle-fille de sa résidence pour lui demander de l’amener à son chevet.

« Joe voulait aller voir Alex pour dire au revoir, je crois, faire amende honorable, s’est rappelé Ame Gilbert. Ça m’a brisé le cœur de devoir lui dire non, de lui expliquer que personne ne pouvait aller le visiter en raison du virus. »

Quand Mark Feingold a conduit son père à l’hôpital Mont Sinaï West, les médecins ont assumé qu’il était atteint de la COVID-19. Son test est revenu négatif, mais la pandémie a hanté ses derniers jours. Une visite de son frère Joe l’aurait sûrement réconforté.

Peu de temps avant sa mort, Joseph a rêvé qu’il se retrouvait dans une chambre à gaz en compagnie de sa mère et d’un de ses frères, Henryk, selon Mme Gilbert.

« Quand Alex est décédé et qu’il n’a pas eu l’occasion de faire la paix avec lui, j’ai pensé : “Oh, Joe va mourir bientôt”. »

Quand Gilbert a dit au revoir à Joe par vidéoconférence, il avait les yeux fermés.

« J’ose croire qu’il a entendu que je l’aimais. Je lui ai nommé tous les gens qui l’aimaient, s’est-elle rappelée. J’espère que ça l’a réconforté. »

Enfants, les deux frères étaient des rivaux, n’ayant que 18 mois d’écart. Leur jeunesse a été rompue quand l’Allemagne nazie a envahi la Pologne, en 1939, et que l’Union soviétique s’est emparée de l’autre moitié du pays deux semaines plus tard.

Joe avait 16 ans et Alex, pas encore 15.

Au début de la vingtaine, les deux avaient été témoins des horreurs de la guerre, mais un seul d’entre eux arborait l’infâme tatouage des camps de concentration. Joe avait été le plus chanceux des deux ; ils le savaient.

Joe et leur père, Aron, ont été arrêtés par la Gestapo avant de fuir vers la partie occupée par l’U. R. S. S. de la Pologne. Ils ont éventuellement été arrêtés et envoyés dans des camps de travail distincts, avant d’être plus tard réunis.

En Pologne occupée par les Allemands, Alex a été obligé de déménager dans le ghetto de Kielce avec sa mère et son jeune frère Henryk. Ces deux derniers ont été déportés à Treblinka ; lui a été transféré à Auschwitz-Birkenau.

En janvier 1945, tandis que les Russes marchaient vers l’Ouest, Alex a été évacué à pied jusqu’au camp de Bergen-Belsen, d’où il a été libéré le 15 avril. Il souffrait de dysenterie et ne pesait que 88 livres.

Après la guerre, Joe et son père sont retournés en Pologne, où 90 % des 3,3 millions de juifs du pays étaient morts pendant l’Holocauste. En cherchant des informations sur sa famille, il a été battu et laissé pour mort dans le pogrom de Kielce, dont il aurait été le dernier survivant selon l’historienne Joanna Tokarska-Batir.

Joe et son père ont finalement retrouvé Alex 19 mois plus tard, dans un camp de personnes déplacées. Alex s’est souvenu de ce moment comme d’un « triste moment, froid et sans émotion ».

« Le sentiment de culpabilité qui m’habite, je ne peux en venir à bout, a écrit Joe dans ses mémoires. Alex ne m’a jamais reproché, ni notre père, de l’avoir abandonné ou quoi que ce soit d’autre qu’il ait eu à endurer. Il ne me l’a jamais reproché, mais il n’avait pas à le faire. »