(New York) Le 10 mars dernier, après avoir raflé une autre série d’États face à Bernie Sanders, Joe Biden a célébré « un pas de plus vers le retour de la décence, de la dignité et de l’honneur à la Maison-Blanche ».

Un mois plus tard, son principal rival lui a offert un soutien vigoureux en le décrivant comme « un homme très respectable ». Et Barack Obama a complété peu après le portrait en affirmant que son ancien vice-président, devenu un « ami proche », incarnait un leadership guidé notamment par « l’honnêteté, l’humilité, l’empathie et la grâce ». 

« Et c’est la raison pour laquelle je suis si fier de soutenir Joe Biden pour la présidence des États-Unis », a ajouté celui dont la réputation n’a été entachée par aucun relent de scandale personnel en huit années à la Maison-Blanche.

Il n’y a pas de doute possible : aux yeux de Joe Biden et de ses supporteurs les plus prestigieux, les qualités personnelles du candidat virtuel du Parti démocrate à la présidence constituent un de ses principaux atouts contre Donald Trump. Or, celles-ci sont aujourd’hui remises en question par l’accusation d’agression sexuelle formulée par Tara Reade, une de ses anciennes collaboratrices. Avec elles, c’est aussi le mouvement #metoo qui est sur la sellette.

Après le démenti « sans équivoque » de Joe Biden lors d’une interview télévisée vendredi matin, l’entourage de Barack Obama est monté au créneau pour défendre l’ancien vice-président. Patti Solis Doyle, responsable de l’équipe chargée d’examiner les candidats potentiels à la vice-présidence en 2008, a juré qu’« AUCUNE allégation de harcèlement ou d’agression sexuelle n’avait fait surface contre lui ». « L’examen a été exhaustif », a-t-elle précisé sur Twitter.

Dans un texte publié sur le site de CNN, David Axelrod, ancien stratège de Barack Obama, a ajouté que l’examen auquel Joe Biden a été soumis n’avait même pas relevé la moindre rumeur « salace » à son sujet « du genre qui circule d’un bout à l’autre de Washington ».

« Croire toutes les femmes »

Le démenti de Joe Biden et les assurances du clan Obama satisferont peut-être certains électeurs américains. Mais ils vont à l’encontre du slogan adopté par le mouvement #metoo, qui a connu un moment de triomphe en février dernier lors de la condamnation à New York du producteur de cinéma déchu Harvey Weinstein : « Croire toutes les femmes. »

C’est un slogan auquel Joe Biden a lui-même adhéré lorsque la professeure d’université Christine Blasey Ford a accusé le juge conservateur Brett Kavanaugh de l’avoir violée alors qu’elle avait 17 ans.

Elle devrait recevoir le bénéfice du doute et ne pas être maltraitée de nouveau par le système.

Joe Biden, en septembre 2018, à propos de Christine Blasey Ford

Il avait même « l’énorme courage » manifesté par une femme qui doit « revivre sous le regard de millions de téléspectateurs » l’agression dont elle dit avoir été victime.

Aujourd’hui, l’ancien vice-président a modifié son discours sur les femmes qui formulent des accusations d’agression sexuelle. Celles-ci doivent certes « être entendues et non muselées », mais « leurs histoires doivent faire l’objet d’une enquête et d’un examen appropriés », a-t-il écrit vendredi sur le site Medium.

C’est pas mal plus nuancé que le slogan de #metoo.

Or, sans même attendre les résultats d’une telle enquête ou d’un tel examen, de grandes partisanes du mouvement #metoo ont choisi de croire d’emblée Joe Biden plutôt que Tara Reade. Parmi celles-ci se trouvent des politiciennes qui participent aujourd’hui à une course plus ou moins ouverte pour devenir la colistière de l’ex-vice-président, dont Kamala Harris, Amy Klobuchar et Stacey Abrams.

« Je crois les femmes, et je crois que les victimes de violence méritent toujours d’être soutenues et de faire entendre leur voix », avait tweeté Stacey Abrams pendant l’affaire Kavanaugh.

Aujourd’hui, l’ancienne candidate démocrate au poste de gouverneur de Géorgie dit : « Je crois Joe Biden. »

Hypocrisie ? Les républicains et les conservateurs ont aujourd’hui beau jeu d’accuser Joe Biden et compagnie de pratiquer deux poids, deux mesures. Et ils ne s’en privent pas, passant outre ce que l’ancien vice-président a appelé les « incohérences » de l’histoire de Tara Reade.

« Incohérences » et corroborations

La victime présumée, aujourd’hui âgée de 56 ans, a semblé donner un exemple de ces « incohérences » au cours des derniers jours. Vendredi, elle a déclaré à l’Associated Press qu’elle n’avait pas utilisé les mots « harcèlement sexuel » dans la plainte officielle qu’elle dit avoir déposée contre son ancien patron en 1993 (elle avait déjà admis ne pas avoir fait état d’une agression sexuelle). Elle s’est tout au plus souvenue d’avoir écrit que l’ancien sénateur du Delaware l’avait rendue « mal à l’aise » et qu’elle avait subi par la suite des « représailles ».

Le lendemain, elle a déclaré à NBC News qu’elle avait déposé « une plainte relative à du harcèlement sexuel et des représailles ». « Mais je ne me souviens pas des mots précis utilisés sur le formulaire », a-t-elle écrit dans un texto.

Même s’il nie qu’une telle plainte existe, Joe Biden a demandé vendredi au secrétaire du Sénat de « prendre les mesures nécessaires » pour lever tout doute sur le sujet.

Qu’à cela ne tienne : Tara Reade, qui a annulé à la dernière minute une interview qui devait être diffusée dimanche sur Fox News, ne serait pas la première victime d’agression sexuelle dont les allégations comportent des « incohérences » ou dont le passé est imparfait. Pour le moment, cinq personnes, dont deux sous le couvert de l’anonymat, ont corroboré ses dires, du moins en partie.

Lynda LaCasse, une ancienne voisine, a été la plus explicite la semaine dernière en affirmant que Tara Reade lui avait parlé en 1995 ou en 1996 de l’agression sexuelle dont elle accuse aujourd’hui Joe Biden. Celui-ci l’aurait poussée contre un mur et pénétrée avec ses doigts dans un couloir du Sénat.

De nombreuses têtes d’affiche du mouvement #metoo et commentatrices féministes sont aujourd’hui consternées. Consternées d’avoir à choisir entre un candidat qui fait l’objet d’une accusation d’agression sexuelle qu’elles jugent « crédible » et Donald Trump, sur lequel pèsent des vingtaines d’allégations d’attouchements non désirés ou d’agression sexuelle.

Plusieurs d’entre elles se résigneront au choix de Lynda LaCasse. « Je voterai pour Biden quand même », a dit l’ancienne voisine de Tara Reade vendredi à l’émission Democracy Now.

Et tant pis pour le retour de la décence, de la dignité et de l’honneur à la Maison-Blanche ?