En 2008, Barack Obama avait promis de réformer les lois sur l'immigration dans sa première année de mandat. Cette réforme se fait toujours attendre et la question de l'immigration illégale est de nouveau au coeur des débats électoraux. L'enjeu n'est pas mince: de 10 à 12 millions de migrants sans papiers vivent au pays. Critiquant l'inaction du gouvernement central, des États ont décidé de tester des «remèdes» maison. Mais à la veille de l'élection, plusieurs constatent que la pilule était empoisonnée.

Le 27 avril 2011 est une journée marquée de deux croix rouges dans le calendrier de Guadalupe Garcia. Ce jour-là, deux événements qui n'avaient rien en commun ont saccagé la vie que la Mexicaine avait réussi à bâtir en Alabama avec son mari après 15 ans de travail acharné.

La ville qu'elle habite, Tuscaloosa, a été happée à la fois par une violente tornade et par l'adoption d'une nouvelle loi visant les immigrés illégaux.

La tornade a creusé un grand trou de 2 km de large sur une distance de 13 km au coeur de Tuscaloosa. Près de 50 personnes ont perdu la vie. Des centaines d'habitants - dont des centaines de migrants - se sont retrouvés à la rue.

Le même jour, dans la capitale de l'État, Montgomery, les élus du parlement ont adopté la loi HB 56, un ensemble de mesures qui rendait la vie des immigrés sans papiers presque impossible en Alabama.

La loi originale, la plus intransigeante jamais adoptée dans un État américain, obligeait notamment les policiers à demander les papiers d'immigration de tous ceux qui croisaient leur chemin, imposait des amendes aux employeurs qui embauchaient des sans-papiers, invalidait les contrats conclus entre des immigrés illégaux et des citoyens américains, forçait les écoles à déclarer le statut d'immigration de leurs élèves et empêchait les étudiants sans papiers de fréquenter les universités d'État.

«Après la tornade, le plus grand problème a été de trouver une nouvelle maison. Le loyer de mon appartement est passé de 425$ par mois à 700$, à cause de la rareté. Nous avons dû déménager. Mais la loi HB 56 a eu des effets beaucoup plus dévastateurs sur notre vie. Elle a balayé notre rêve. J'ai perdu le sommeil. J'ai perdu du poids. J'ai perdu ma sécurité et l'espoir», dit la petite femme dans la jeune quarantaine, lors d'une rencontre dans une église unitarienne de Tuscaloosa. Elle y est venue pour célébrer l'anniversaire d'une autre immigrée sans papiers avec qui elle s'est liée d'amitié depuis ce fameux 27 avril.

Partir ou se cacher

Après la tornade, morts de peur d'être expulsés s'ils demandaient de l'aide à l'État, des migrants ont vécu dans des maisons délabrées, sans eau et sans électricité. Pour leur venir en aide, Guadalupe et d'autres migrants ont formé leur propre groupe de secours.

Ce même groupe, appelé Somos Tuscaloosa (Nous sommes Tuscaloosa), s'est serré les coudes lorsque la loi est finalement entrée en vigueur le 9 juin. Quelques-uns d'entre eux ont décidé de rester et de vivre dans le secret, derrière les portes et les rideaux fermés, en évitant la police comme la peste.

Ils ont néanmoins vu leur communauté se disperser. Guadalupe a dû dire adieu à son frère et à sa belle-soeur et plier bagage pour partir à Chicago. Son ami Ismael, quant à lui, a vu trois de ses amis proches partir au Mississippi. Pour d'autres, ce sont les voisins, les collègues qui ont disparu. La plupart ont fait leurs bagages en pleine nuit et s'étaient volatilisés au petit matin, en laissant parfois leur maison vacante.

Plusieurs écoles de l'Alabama ont vu leurs effectifs réduits de moitié du jour au lendemain. «Mes enfants sont nés aux États-Unis et sont citoyens, mais j'avais peur de les envoyer à l'école, de crainte qu'on nous retrouve, dit Mme Garcia. Me rendre au travail était compliqué. Je ne pouvais plus conduire pour éviter de me faire contrôler par la police. Même faire les courses était risqué. Tout était compliqué.»

Les législateurs républicains qui ont fait adopter la loi se sont d'abord réjouis. L'ensemble des mesures mises en place avait pour but d'inciter les quelque 100 000 à 120 000 immigrés illégaux de l'État à «s'auto-expulser». La loi avait fonctionné.

Dans leur argumentaire, autant le sénateur d'État Scott Beason que le parlementaire à l'Assemblée législative de l'État, Micky Hammon - tous deux promoteurs du projet de loi -, affirmaient que les emplois laissés vacants par les immigrés illégaux allaient permettre aux citoyens de l'Alabama, durement frappés par la crise économique, de retourner au travail.

Cette promesse ne s'est pas concrétisée, de l'aveu de centaines d'employeurs qui ont eu l'impression d'être les victimes collatérales de la tornade HB 56.

Les tomates de la colère

Ce fut notamment le cas sur la montagne Chandler, au coeur de l'Alabama agricole. Sur cette colline verdoyante au sol sablonneux, une quinzaine de familles cultivent des tomates depuis 150 ans. Une importante partie de leur production se retrouve dans les épiceries canadiennes.

La famille de Paul Alexander y exploite de grandes terres depuis des décennies. «Je suis fermier depuis que je sais marcher», dit le grand homme bourru de 48 ans, en trimballant un lourd sac d'arachides fraîchement cueillies. Depuis 15 ans, les employés de sa famille sont des migrants saisonniers originaires du Mexique, mais aussi de pays d'Amérique centrale.

L'an dernier, en moins de 24 heures, ils se sont tous volatilisés. «Ils m'avaient averti, mais je n'ai rien pu faire.» La police de ce comté conservateur avait littéralement pris d'assaut les deux voies d'accès de la montagne. Les migrants se sont sauvés à travers champs.

«Les tomates ont pourri sur les vignes. J'ai perdu plus du tiers de ma production l'an dernier», soupire Paul Alexander, qui a dû appeler à la rescousse son frère et des amis pour remplacer ses 24 employés migrants. «On ne pouvait pas employer de chômeurs. La récolte des tomates est un travail qualifié. Il faut savoir ce qu'on fait pour notamment diviser les tomates selon leur catégorie», note-t-il.

Si un travailleur expérimenté, payé au panier, peut gagner jusqu'à 200$ par jour, un novice s'en tire avec moins de 25$, note le grand homme à l'accent sudiste marqué.

L'industrie agricole n'est pas la seule à avoir souffert des effets secondaires de HB 56. La restauration, le commerce de détail, l'industrie de la volaille et de la construction ont aussi connu d'importantes difficultés en perdant leur main-d'oeuvre. À la fois physiques et demandant une certaine expérience, les emplois sont pour la plupart restés vacants.

L'économie de l'État aussi a été éprouvée. Selon Samuel Addy, directeur du Centre pour la recherche en affaires et en économie à l'Université de l'Alabama, qui a consacré un rapport aux effets de la loi dans l'État du Sud, la loi coûte de 2,3 milliards à 10,8 milliards par année, dont 264,5 millions en impôts versés à l'État par les migrants illégaux.

À Tuscaloosa, l'impact économique de HB 56 a été immédiat. «On commence à peine à réparer les dommages causés par la tornade. Les entrepreneurs en construction ont manqué de main-d'oeuvre.

HB 56 a rendu notre guérison presque impossible», dit Fred Hammond, pasteur de l'Église unitarienne. Il suffit de rouler au coeur de Tuscaloosa pour voir encore des décombres de la tornade.

De retour, malgré tout

Au dire de plusieurs, cependant, tout n'est pas perdu. Depuis l'an dernier, plusieurs dispositions de la loi ont été invalidées par la cour. D'autres font l'objet de contestations devant les tribunaux.

Et plusieurs fonctionnaires de l'Alabama, dont les enseignants et les policiers de Birmingham, ont laissé savoir haut et fort qu'ils avaient autre chose à faire que d'appliquer une loi qui leur complique la vie.

Résultat: plusieurs travailleurs migrants sont de retour. Cette année, Paul Alexander dispose de 15 d'entre eux pour travailler dans ses champs. Ils ont même réclamé une augmentation.

«Tout ce que nous voulons, c'est que nos enfants aient accès à une meilleure vie. Qu'ils deviennent de bons citoyens, vivant selon des valeurs chrétiennes et qu'ils contribuent à la société. En fait, tout ce que nous voulons, c'est continuer de rêver à l'américaine», soutient Guadalupe Garcia, qui se dit prête à faire face à tous les ouragans qui seront placés sur la route de sa famille. «Ah! si seulement je pouvais voter!», lance la mère de famille.

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Le grand champ de bataille

Parlementaire démocrate à l'Assemblée législative de l'Alabama et procureur de la Ville de Tuscaloosa, Chris England a écarquillé les yeux quand le projet de loi HB 56 a atterri dans son casier. Le document, intitulé Loi pour la protection des citoyens et des contribuables de l'Alabama, comptait 72 pages. «Le langage est ultrasophistiqué, bien enrobé de droits de la personne. Tout cela portait clairement la marque de Kris Kobach», dit-il en écarquillant les yeux.

Avocat formé dans les prestigieuses universités Yale et Harvard, Kris Kobach est l'homme qui se cache derrière les diverses lois visant les immigrés illégaux adoptées au cours des deux dernières années dans plusieurs États américains. L'Arizona, avec la loi SB 1070, a été le premier. Il a été suivi par la Géorgie, l'Alabama et plusieurs autres.

Dans chaque cas, la loi était destinée à donner de nouveaux pouvoirs aux États pour mettre en oeuvre la loi sur l'immigration et à rendre difficile, voire impossible, la vie des 10 à 12 millions d'immigrés illégaux qui vivent et travaillent aux États-Unis. À chaque nouvelle tentative, la loi a été contestée par le gouvernement fédéral devant les tribunaux. Chaque fois, des dispositions ont dû être abandonnées. D'autres ont été entérinées par les magistrats. Et de nouveaux projets, plus complexes, ont vu le jour.

«Pour Kris Kobach, les États sont un laboratoire, mais le vrai champ de bataille est celui sur lequel il affronte le gouvernement fédéral», note Chris England.

Plusieurs personnes interviewées en Alabama s'entendent sur une chose: le débat sur l'immigration illégale dans les États découle en partie de l'inaction du gouvernement fédéral. «Obama avait promis une réforme de l'immigration, mais ça n'a pas eu lieu. Pendant son règne, 1,1 million d'immigrés illégaux ont été expulsés. C'est un record», note Victor Palafox, de L'initiative de leadership des jeunes immigrés de l'Alabama.

En réponse à ceux qui dénoncent son manque de leadership dans le dossier, Barack Obama répond que le Congrès n'a jamais pu s'entendre sur un projet de loi. De son côté, il a offert un visa temporaire de deux ans aux enfants d'immigrés illégaux qui travaillent ou étudient aux États-Unis et promet de nouveau de s'attaquer à la question s'il est réélu.

Mitt Romney promet lui aussi d'aller de l'avant avec une réforme, mais estime qu'il faut surtout renforcer l'application de la loi existante. Tenant d'abord un discours proche de celui de Kris Kobach, Mitt Romney s'est ravisé depuis et a affirmé qu'il pourrait offrir un statut légal aux immigrés qui serviront dans l'armée américaine.

Un électorat à gagner

Les promesses des deux candidats visent notamment les 27,3 millions d'électeurs latino-américains qui seront appelés à choisir le nouveau président. «J'écoute attentivement ce que disent les deux candidats, note Claudia Rodriguez, gérante de l'épicerie Mi Pueblo, en banlieue de Birmingham. Je peux sympathiser avec les deux points de vue. Si vous venez dans ma maison et que vous n'êtes pas invité, je ne serai pas très contente. Mais d'un autre côté, ce pays a été construit par des immigrés qui y sont venus pour vivre le rêve américain. Pour ceux-là, il devrait y avoir un moyen d'être légalisé», conclut-elle, en admettant que la plupart des hispanophones qu'elle connaît ont déjà fait leur choix. Et il n'est pas républicain.