Des centaines de migrants éthiopiens, « au minimum », sont tombés sous les balles de gardes-frontières saoudiens ces dernières années, selon l’ONU et Human Rights Watch, en tentant de gagner l’Arabie saoudite en quête d’un avenir meilleur. Dans une ville rurale de l’Est éthiopien, notre collaboratrice a rencontré des rescapés qui sont revenus après avoir été gravement blessés. Ni ces survivants ni les familles des défunts n’ont obtenu justice.

(Burka Tirtiraa) À 19 et 23 ans, Wezera Mohamed et Mustafa Sufiyan forment un couple cabossé. En relevant sa manche droite, la jeune femme dévoile les cicatrices en relief laissées par les opérations successives pour réparer les os fracturés. Une prothèse en plastique a remplacé la demi-jambe gauche de son mari. Ces habitants de Burka Tirtiraa, dans l’est de l’Éthiopie, ont été victimes des balles des gardes-frontières saoudiens.

Comme beaucoup d’Éthiopiens, Wezera et Mustafa espéraient échapper à leur laborieux destin d’agriculteurs récoltant tout juste assez pour se nourrir. Alors, ils se sont laissés berner par les mensonges des passeurs, ont enduré les mauvais traitements infligés par ces derniers, les ont regardé, impuissants, appeler leurs parents pour réclamer plus d’argent et, enfin, ils ont travaillé plusieurs mois au Yémen, étape incontournable sur l’itinéraire de ces migrants pour compléter la somme exigée…

Le grand soir arrivé, Wezera et Mustafa, qui ne se connaissaient pas encore, ont été conduits à quelques kilomètres de la frontière saoudienne. De l’autre côté, l’eldorado promis.

« Nous avons entendu des détonations. Les passeurs nous ont dit de courir », se remémore Mustafa.

Avant que je m’évanouisse, j’ai demandé aux soldats saoudiens pourquoi m’avoir tiré dessus. Ils m’ont répondu : “Si tu meurs, ce n’est pas notre problème”.

Mustafa Sufiyan

Sur les 45 migrants qui ont tenté d’entrer en Arabie saoudite cette nuit de 2021, seuls trois ont survécu. Ces crimes se sont poursuivis : l’ONU évoque 430 morts et 650 blessés entre le 1er janvier et le 30 avril 2022.

Les victimes témoignent pour éviter d’autres drames

Le 3 octobre 2022, le bureau du rapporteur spécial de l’ONU a écrit au gouvernement saoudien, l’exhortant à « mettre un terme à ce qui s’apparente à une politique d’utilisation à grande échelle et aveugle d’une force excessive et létale perpétrée avec des armes à feu ». Plus récemment, en août 2023, un rapport de Human Rights Watch a affirmé qu’« entre mars 2022 et juin 2023, les gardes-frontières saoudiens ont tué des centaines, au minimum, de migrants et de demandeurs d’asile éthiopiens qui tentaient de traverser la frontière entre le Yémen et l’Arabie saoudite ».

Face à l’emballement médiatique, le ministère des Affaires étrangères éthiopien a annoncé l’ouverture d’une enquête, en collaboration avec Riyad.

Aucun « revenant » de Burka Tirtiraa n’a cependant été interrogé. Ils sont pourtant plus de dix, selon Sufiyan Usme, maire de cette commune de 150 000 âmes.

« Nous voulons obtenir justice, mais nous n’en avons pas les moyens », résume Zamzama Abdujalil.

La voix de l’agricultrice se brise quand elle évoque le cruel sort que les Saoudiens ont réservé à son aîné, lui aussi parti en quête d’un avenir meilleur. « Nous avons appris sa mort sur Facebook. Je ne sais pas où est son corps, s’il a été enterré, mangé par des animaux ou jeté… », déplore celle qui s’est donné pour mission d’empêcher de nouveaux départs. Peu à peu, les témoignages des blessés commencent à porter leurs fruits. « Nous organisons des rencontres publiques où nous diffusons des documentaires racontant ce qui arrive à nos jeunes qui essaient de se rendre en Arabie saoudite ou en Afrique du Sud », reprend le maire.

Une ville bâtie grâce aux riyals saoudiens

Pour Amhedin Yusuf, l’ancien professeur de biologie de Mustafa, le manque d’éducation constitue le premier facteur déclencheur.

La plupart des migrants sont très peu allés à l’école. Ils ne sont pas informés du danger et pensent uniquement à l’argent.

Amhedin Yusuf, l’ancien professeur de biologie de Mustafa

« De fait, la majorité des maisons, des commerces et des véhicules de Burka Tirtiraa ont été financés par nos voisins qui ont travaillé en Arabie saoudite », souligne-t-il.

PHOTO AUGUSTINE PASSILLY, COLLABORATION SPÉCIALE

Des vendeuses de khat dans le marché dédié à cette plante hallucinogène

Mohamed Ahmed fait partie des chanceux. Passé le poussiéreux marché de khat, d’innombrables chèvres errantes en quête du moindre détritus, un troupeau de dromadaires et des ribambelles d’enfants aux vêtements usés par les générations successives, se dresse sa bâtisse aux murs corail.

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Fatima Siraj et Mohamed Ahmed devant leur maison construite grâce à leur épopée saoudienne

« J’ai franchi la frontière saoudienne en 2012. À l’époque, c’était facile », admet le trentenaire, malgré les diverses péripéties de son voyage. Pendant quatre ans, il a enchaîné les postes de gardien de chèvres, vendeur de collations, tailleur ou encore maçon, payés au bon vouloir des patrons. Ce clandestin a finalement été arrêté et expulsé en Éthiopie. Mais les économies et l’expérience accumulées lui ont permis d’ouvrir la boutique d’appareils électroniques qui le fait vivre aujourd’hui avec sa femme.

Un sentiment de honte

À Burka Tirtiraa, le rêve saoudien n’est pas mort pour autant. Inséparable ami de Mustafa, Lelissa Ahmed boite à ses côtés. Le projectile des gardes saoudiens lui a paralysé la cuisse droite. « Si je n’étais pas blessé, j’essaierais d’y retourner », confie le rescapé de 18 ans, dans le salon de la modeste maison familiale. En attendant, la honte le ronge. « Je dois même demander à mes parents pour recharger le crédit de mon téléphone », peste-t-il.

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Lelissa Ahmed

Mustafa, aussi, rougit d’être pendu aux deniers de son père, qui cumule un poste de livreur d’eau et la culture de sa parcelle de sorgho, de maïs et de khat. Philosophe, il conclut : « Je suis parti en Arabie saoudite pour changer ma vie. Quand j’ai perdu ma jambe, mon futur s’est obscurci. La seule chance qu’il me reste, c’est de reprendre mes études. »

Pour chasser les douloureux souvenirs, il préfère retenir sa rencontre avec Wezera, à l’hôpital yéménite où les deux survivants étaient soignés. Le couple attend son premier enfant.