Un rapport de l’ONU dénonce des affrontements d’une ampleur « nationale » dans le pays. Jusqu’où ira l’instabilité ?

Guerre et « atrocités »

En Éthiopie, un conflit n’attend pas l’autre. Moins d’un an après la fin de la guerre entre les rebelles du Tigré et le gouvernement central d’Addis Abeba, les troubles se poursuivent dans cet État fédéral de 120 millions d’habitants. Lundi, un groupe d’experts de l’ONU a dénoncé des affrontements armés d’une ampleur « nationale », indiquant que « des atrocités, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité continuent d’être commis », notamment dans les régions Oromo (centre-sud du pays) et surtout dans le Tigré (Nord), où l’armée érythréenne continue de sévir, selon Amnistie internationale.

Dans la région d’Amhara (dans le centre-nord de l’Éthiopie), les heurts se multiplient depuis le début de l’été entre l’armée fédérale et la milice locale (appelée Fano), qui réclame ouvertement le départ du premier ministre, Abiy Ahmed. « Une situation complexe qui évolue sans cesse », résume Patrick Wight, professeur au Collège Okanagan et éditeur en chef du magazine Ethiopia Insight.

Les racines d’un conflit

La région d’Amhara a joué un rôle crucial en soutenant le gouvernement central pendant la guerre contre le Front de libération du Tigré (TPLF). Mais les relations entre les deux parties n’ont cessé de se détériorer depuis la fin de la guerre, en novembre 2022. Les nationalistes amhara n’ont pas digéré la non-reconnaissance par Addis Abeba d’un territoire repris au Tigré pendant le conflit (le Wolkait ou Tigré occidental).

Leur frustration s’est transformée en insurrection lorsque le gouvernement a décrété l’intégration de la milice Fano dans l’armée nationale éthiopienne. Ils soutiennent que cela les rendrait vulnérables aux attaques venues du Tigré ou d’ailleurs. « Pour eux, ce sont des lignes rouges à ne pas dépasser… La réaction a été immédiate. Ils ne font pas confiance au gouvernement central », résume Patrick Wight. De violents affrontements ont eu lieu dans la foulée, des villes importantes comme Gondar et Bahir Dar passant sous contrôle Fano. Début août, le premier ministre Abiy Ahmed a déclaré l’état d’urgence dans l’espoir de ramener l’ordre, accentuant les inquiétudes de la communauté internationale.

La solution ou le problème ?

C’est un défi de plus pour le premier ministre Abiy Ahmed, qui ne cesse d’enfiler les conflits. Son Nobel de la paix, reçu en 2019 pour avoir mis fin à 20 ans de guerre avec l’Érythrée voisine, lui a donné une stature internationale. Mais son obsession d’un État unitaire incontesté se heurte au mur de la diversité ethnique éthiopienne (il est lui-même d’origine oromo). La guerre contre le Tigré a par ailleurs terni son image, affaiblissant le pays et l’isolant sur la scène internationale.

PHOTO MULUGETA AYENE, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le premier ministre d’Éthiopie, Abiy Ahmed

Jusqu’à quel point Abiy Ahmed fait-il partie du problème ? « Je crois qu’il a tout mal géré. L’économie, les relations entre les groupes ethniques. C’est un désastre complet », tranche Patrick Wight.

Même son de cloche chez Roland Marchal, chercheur à Sciences Po Paris et expert des guerres civiles africaines. « C’est le problème quand les politiciens se pensent charismatiques, avec la lumière du Saint-Esprit qui descend sur eux régulièrement. Il a voulu montrer qu’il était un homme de compromis. Mais il a une personnalité extrêmement clivante. Il est tétanisé par ses propres croyances et ça, c’est dangereux… D’un autre côté, il faut bien reconnaître que la situation en Éthiopie est extrêmement compliquée… »

La nouvelle Yougoslavie ?

L’Éthiopie est-elle condamnée à la désunion, voire à l’éclatement ? Certains lui prédisent déjà un éclatement digne de la Yougoslavie. Mais ce n’est pas le cas de Roland Marchal, qui préfère voir les choses autrement. « Ce n’est pas que je sois optimiste sur la situation éthiopienne, dit-il. Mais l’Éthiopie va exister. Ça va tanguer très sérieusement. Ça tangue déjà. De là à penser qu’on va vers un démembrement, je n’y crois pas. D’ailleurs, personne dans les grandes puissances internationales n’a réellement intérêt à une détérioration radicale de la situation. Parce que c’est l’État pivot dans la corne de l’Afrique. La Somalie est fragile, le Soudan est en train de s’autodétruire. Le seul pays sur qui on peut compter pour maintenir un semblant de stabilité régionale, c’est l’Éthiopie. »

Le vrai défi, conclut-il, sera de faire évoluer le fédéralisme éthiopien. Comment ? « C’est le débat central. »

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    Nombre de groupes ethniques en Éthiopie. La population oromo est la plus importante (34 %), suivie de la population amharique (27 %). Le peuple tigréen représente 6 % de la population du pays.
    Source : recensement national de 2007, Wikipédia