Des pêcheurs nigérians ont beau avoir gagné leur cause devant les tribunaux, les marées noires continuent de ruiner leur vie, 15 ans plus tard

Dans le delta du Niger, les marées noires se multiplient et ruinent des milliers de pêcheurs et d’agriculteurs. Des communautés entières ont assigné les pétroliers responsables du désastre en justice – et gagné leur cause –, mais les indemnités et le nettoyage n’ont pas permis de retrouver la prospérité perdue. Si bien que des centaines d’habitants se retrouvent aujourd’hui menacés de famine.

Janvier 2015. Quand le géant pétrolier Shell annonce qu’il déboursera 95 millions de dollars canadiens pour indemniser les victimes d’une immense marée noire survenue dans le delta du Niger en 2008, Christian Kpandei, l’une des 15 600 parties civiles au procès, pense être tiré d’affaire. « Cent mille barils ont coulé sans interruption pendant 72 jours, condamnant des milliers d’exploitations piscicoles, dont la mienne », explique cet ancien fer de lance de la mobilisation contre la multinationale anglo-néerlandaise. « Lorsque j’ai touché mes 3000 $ d’indemnité [environ 3800 $ CAN], j’ai pensé pouvoir redémarrer ma vie. »

PHOTO FOURNIE PAR SADAK SOUICI

Christian Kpandei, dont les terres ont été souillées de façon permanente et sont désormais inutilisables.

La campagne de nettoyage promise par Shell étant alors au point mort, le quinquagénaire troque la pisciculture dans les eaux du fleuve pour l’élevage de poissons-chats dans des cuves en béton construites dans son arrière-cour. Elles sont aujourd’hui à l’abandon. « L’inflation a fait dérailler mon modèle économique et la banque a profité de mon inculture financière pour m’extorquer à coups de taux exorbitants. » De nouveau ruiné, Christian Kpandei a dû se résoudre à retourner jeter ses filets dans le fleuve qui, sept ans après le règlement, empeste toujours le pétrole.

« La campagne de nettoyage a été une vaste blague », disent Justina Sagha et Theresa Filima, deux pêcheuses aux joues creusées. Fouillant une vase toujours moirée d’essence à la recherche de bigorneaux et de crabes, elles ont aussi bénéficié du fonds d’indemnisation de la pétrolière. Mais la maigre somme n’a pas fait long feu.

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Justina Sagha et Theresa Filima

Ce que nous avons perçu n’a permis que de réparer le toit de la maison et ne nous a pas rendu l’environnement dont nous dépendons. Les poissons, la mangrove, les coquillages, tout est mort. Les quelques crustacés que nous trouvons encore empestent les hydrocarbures et nous rendent malades.

Justina Sagha, agricultrice et pêcheuse

La femme ajoute avoir fait quatre fausses couches au cours de la dernière décennie. « J’ignore si c’est lié, mais je sais que nous nous empoisonnons à petit feu. »

Une catastrophe écologique et sociale

Soixante-six ans après le premier forage de Shell, meurtrie par plusieurs milliers de fuites d’hydrocarbures, la région, autrefois luxuriante, n’en finit plus de descendre aux enfers. Des millions d’habitants sont aujourd’hui taraudés par une pollution dont les conséquences environnementales se muent en une crise sociale des plus aigües.

« Lorsque j’étais enfant, cet endroit était un havre dont les ressources halieutiques faisaient vivre des milliers de personnes », se rappelle Tanen Nwinelgior, un pêcheur de 27 ans remontant un maigre sac de crabes des berges nauséabondes du fleuve. Aujourd’hui, je dois fouiller la rivière pendant des heures pour offrir un repas à ma famille. » « C’est un tel carnage que nous n’avons plus les moyens d’envoyer nos enfants à l’école », ajoute son collègue Adubajah Bakpo, agenouillé dans la vase.

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Adubajah Bakpo et son collègue Tanen Nwinelgior, tous deux jeunes pères de famille

La catastrophe écologique nous condamne aussi socialement.

Adubajah Bakpo, pêcheur dans la région

Si les principales entreprises pétrolières, tant locales qu’internationales, sont à l’origine d’une part importante de la pollution du delta (selon leurs propres chiffres, Shell et ENI auraient perdu à elles seules près de 22 millions de litres de brut entre 2011 et 2018), l’industrie du raffinage illégal n’est pas en reste.

« Près d’un demi-million de personnes vivent de cette activité », explique le militant environnemental Fyneface Dumnamene, dont l’ONG tente d’imposer une série de réformes aux candidats à l’élection présidentielle de 2023. « C’est une mafia, un cancer très profond impliquant des compromissions à tous les échelons de la chaîne politique et servant d’alibi aux entreprises pétrolières, qui rejettent systématiquement la responsabilité de la pollution sur les trafiquants. »

2 % de la demande mondiale

Dans la commune de Bolo, à quelques kilomètres en amont, on critique surtout la mansuétude du gouvernement nigérian vis-à-vis d’une industrie produisant 2 % de la demande mondiale de brut, 10 % du produit intérieur brut nigérian et 86 % des exportations du pays. « Le gouvernement se remplit les poches pendant que nous crevons la bouche ouverte », accuse, le teint hâve et le geste ralenti par les carences alimentaires, une bande de pêcheurs désormais réduits à couper la mangrove décharnée pour la revendre comme bois de chauffage.

Les autorités profitent-elles de la situation ? La récente plainte de l’État nigérian à l’encontre de la banque JP Morgan le suggère. Accusée de négligence, la banque aurait aidé un ancien ministre du Pétrole nigérian à détourner près de 1 milliard de dollars issus de la vente de puits en mer à Shell et à ENI. « Nous n’avons rien contre le pétrole en tant que tel, mais il faut que la manne profite à tous », estime Gabriel Benjamin, un habitant de Bolo.

La solution, selon plusieurs ONG, pourrait consister en une légalisation et un meilleur encadrement du raffinage clandestin. Échaudées par les procès et les multiples marées noires issues de leurs infrastructures, les multinationales migrent quant à elles vers le grand large. Cédant progressivement leurs puits du delta du Niger à des exploitants locaux aux méthodes guère plus écologiques, les multinationales se concentrent désormais sur les eaux profondes du golfe de Guinée. Si le voisinage devrait être moins turbulent, les enjeux écologiques n’y sont pas moins importants.

En savoir plus
  • 2800 $ CAN
    Revenu annuel moyen par habitant au Nigeria
    source : banque mondiale
    2 $
    Plus de 110 millions de personnes vivent avec moins de 2 $ par jour au Nigeria, qui détient ainsi le record mondial du nombre de personnes vivant en situation d’extrême pauvreté, devant l’Inde.
    SOURCE : Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD)