(Tunis) Le président tunisien Kais Saied a lancé une offensive anticorruption, réclamant des comptes à 460 hommes d’affaires accusés de détournement de fonds sous Ben Ali, moins d’une semaine après s’être emparé de l’ensemble du pouvoir exécutif et suspendu l’activité du Parlement pour un mois.

Lors d’une rencontre avec le président du patronat (Utica), le chef de l’État a fustigé mercredi soir, trois jours après son coup de force, les « mauvais choix économiques » faits ces dernières années en Tunisie.

M. Saied, qui n’a pas encore nommé de premier ministre, s’en est pris à « ceux qui pillent l’argent public ». Ils sont « 460 » à devoir « 13,5 milliards » de dinars (4 milliards d’euros) à l’État, a-t-il rappelé, en citant un ancien rapport d’une commission d’enquête sur la corruption et les malversations sous l’ancien régime du dictateur Zine El Abidine Ben Ali.

« Cet argent doit revenir au peuple tunisien », a martelé le président. Pour cela, il compte offrir à ces hommes d’affaires un arrangement judiciaire. En échange de l’abandon des poursuites, les sommes remboursées bénéficieraient aux régions marginalisées de Tunisie.

Il a aussi réclamé une relance de la production de phosphate, l’une des rares ressources naturelles du pays. Ancien fleuron de l’économie tunisienne, la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) a vu sa production s’effondrer depuis la révolution de 2011, à cause d’un manque d’investissements et de troubles sociaux à répétition.

M. Saied souhaite « que le phosphate revienne à son activité passée », et a implicitement souligné les soupçons de corruption qui entourent cette industrie, en évoquant des « gens au sein du Parlement qui se protègent avec l’immunité » parlementaire.

Quelques heures avant cette prise de parole présidentielle, le parquet, placé sous l’autorité de M. Saied dans le cadre des nouvelles mesures d’urgence, a publiquement annoncé l’ouverture d’une enquête contre plusieurs partis, soupçonnés de financement étranger de leur campagne électorale en 2019.

Ouverte le 14 juillet, avant le coup de force du président, elle vise la formation d’inspiration islamiste Ennahdha, qui a participé à toutes les coalitions gouvernementales depuis la révolution de 2011 contre le régime Ben Ali, ainsi que son allié Qalb Tounes et le parti Aïch Tounsi.

Cellule anti-COVID-19

Après des mois de crise politique, et un pic épidémique meurtrier, le président Saied, dont les prérogatives se limitent normalement à la diplomatie et à la sécurité, a évoqué un « péril imminent » pour justifier dimanche dernier sa prise de pouvoir par la Constitution. Une décision dénoncée comme un « coup d’État » par Ennahdha.

Avant cette offensive, M. Saied, un austère professeur de droit largement élu en 2019 grâce à sa critique virulente des partis de la jeune démocratie tunisienne, s’était déjà démarqué par son discours anticorruption.

Au début de l’année, il a notamment bloqué le remaniement gouvernemental de l’ex-premier ministre déchu dimanche, Hichem Mechichi, en invoquant les soupçons de conflits d’intérêts et de corruption qui pesaient sur certains ministres.

Le président jouit pour l’instant d’une « popularité durable », observe Riccardo Fabiani, spécialiste de la Tunisie pour l’International Crisis Group. Sa prise de pouvoir a été saluée par de nombreux Tunisiens exaspérés par les blocages institutionnels, l’économie en crise et la mauvaise gestion de la pandémie.

Dans ce contexte, « en soutenant une campagne anticorruption contre les responsables et les hommes d’affaires liés à Ennahdha […] il pourrait affaiblir définitivement certains de ses rivaux politiques les plus puissants », et ainsi réussir « à établir un nouveau statu quo » en Tunisie, estime l’analyste.

Le coup de force présidentiel suscite toutefois de l’inquiétude, dans le pays comme à l’étranger.

Dans l’attente d’un nouveau chef de gouvernement, plusieurs organisations de la société civile réclament à M. Saied une feuille de route avec un calendrier détaillé. Mercredi, elles ont mis ensemble en garde contre tout prolongement « illégitime » de la suspension du Parlement au-delà des 30 jours prévus par la Constitution.

Mercredi soir, M. Saied a également annoncé la mise en place d’une cellule de crise pour gérer la pandémie de COVID-19, supervisée par un haut gradé militaire.

Le petit pays d’Afrique du Nord d’environ 12 millions d’habitants vient de traverser un pic épidémique qui a failli provoquer l’effondrement du système de santé tunisien, avec plus de 19 000 décès liés au nouveau coronavirus.