(Juba) Le Soudan du Sud a dit oui à son indépendance le 9 juillet 2011, après deux guerres civiles meurtrières. Dix ans plus tard, la situation reste difficile. La violence a creusé un fossé entre les générations… que des musiciens dans la vingtaine tentent de combler. Dans les studios, les locaux de répétition et les salles de concert, ils préparent une révolution sans armes, à force de mots, de rimes et d’accords de guitare. Portraits.

Chanter malgré les tabous

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Yanas chante lors d’une soirée de micro ouvert au centre culturel Nyakuron, à Juba, au Soudan du Sud, le 20 mai 2021. Cette jeune admiratrice de Céline Dion utilise la musique « pour apprendre aux jeunes à être en sécurité, à prendre soin d’eux et à éviter les zones dangereuses ».

Envers et contre tous, Yanas a tourné le dos à une carrière toute tracée en administration pour chanter. Élevée en exil entre l’Ouganda et la Malaisie, elle a tenu à revenir dans son pays quelques années après l’indépendance. « Tu aimes ce pays parce que c’est là d’où tu viens. C’est notre maison. C’est très imparfait. Mais on préfère être à la maison plutôt que d’être en exil toute sa vie », raconte-t-elle au Baobab, une maison d’artistes qui est aussi une buvette et un lieu d’exposition en retrait de l’agitation de Juba, la capitale du jeune pays africain.

Comme la plupart des musiciens de sa génération, elle mène une vie résolument différente de celle de ses parents et de ses grands-parents, qui ont pris le maquis pour participer à l’une des deux guerres civiles soudanaises qui ont mené à la naissance du pays.

L’indépendance du Soudan du Sud n’a pas mis fin à toutes les violences. La plus récente guerre civile, qui a opposé les partisans du président Salva Kiir, de l’ethnie Dinka, à ceux du vice-président Riek Machar, de l’ethnie Nuer, a pris fin en décembre 2020. Depuis, le pays est relativement stable, mais les emplois se font rares.

Yanas se tient debout dans un pays dysfonctionnel. Chanter en tant que femme est mal vu au Soudan du Sud. Qu’importe, elle le fait pour les siens, pour que les mentalités évoluent dans un pays encore strié de tabous.

Si on avait à situer sa façon de chanter, on la situerait entre Lauryn Hill et le chanteur anglais Michael Kiwanuka. Ses deux chanteuses préférées sont Mariah Carey et Céline Dion. « Nous utilisons la musique pour apprendre aux jeunes à être prudents, à prendre soin d’eux et à éviter les zones dangereuses, car beaucoup se font violer », poursuit-elle.

De guerre en guerre

Entre 1955 et 2005, le Soudan du Sud a connu deux guerres civiles successives. Les deux guerres visaient à libérer le Sud d’un Nord majoritairement arabe. La première guerre civile a fait rage de 1955 à 1972 et engendré 500 000 pertes en vies humaines. La deuxième guerre civile a duré 22 ans et provoqué le déplacement de plus de 4 millions d’habitants, et fait plus de 2 millions de morts. En 2005, un accord de paix a donné au Soudan du Sud une plus grande autonomie. La route était ouverte pour le référendum et l’indépendance du pays, déclarée le 9 juillet 2011.

La clinique du hip-hop

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Johnson Mike interprète une chanson freestyle avec d’autres membres de la Hip Hop Clinic, dans le studio d’Asylum Records, à Juba, au Soudan du Sud, le 13 mai 2021.

Nous sommes au studio Asylum Records, dans une cour familiale du quartier Gudele. Le propriétaire des lieux, Linus De Genius, est un Ougandais venu s’établir dans la capitale juste avant l’indépendance. Pour ce grand gaillard spirituel, « les musiciens peuvent jouer un rôle capital pour résoudre de nombreux problèmes ».

Sur place, Johnson Mike, Lushy Kay et Lord Gabriel sont en train d’enregistrer une nouvelle pièce improvisée : Do You Right. L’ambiance est à la rigolade.

Quand il ne chante pas, Johnson Mike, 23 ans, retrouve son air sévère. Il parle de son parcours ardu, entre l’aridité d’un camp de réfugiés et un père absent qui enseignait aux Lost Boys, les enfants « perdus » de la guerre, et participait aux combats, comme la plupart des Sud-Soudanais de sa génération. Il souhaitait que son fils devienne médecin, mais le rappeur ne pouvait suivre cette vocation : il a une peur bleue du sang. Ainsi, il a fondé un autre genre de clinique, musicale, celle-là. Un hommage à ce père perdu trop tôt.

« Quand vous êtes malade, vous avez besoin d’un médecin, d’une clinique et de médicaments », explique Johnson Mike, qui ajoute avoir participé à la création de son crew en réaction à tout ce qui « ne va pas » autour de lui.

Qui sont les Lost Boys ?

À la fin des années 1980, plus de 20 000 enfants ont fui sans leur famille les attaques des moudjahidines et les bombardements de l’armée soudanaise. Ils ont marché des semaines avant de trouver refuge, affamés, en Éthiopie. Chassés par un nouveau conflit dans leur pays d’accueil, ils ont pris le chemin du Kenya. Certains y ont été enrôlés comme enfants soldats par l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA), d’autres se sont adaptés tant bien que mal à la vie de réfugié. Les États-Unis ont accueilli environ 4000 de ces Lost Boys sur leur territoire. Nombre d’entre eux ont ensuite dénoncé les atrocités vécues au Soudan du Sud dans des romans, des conférences ou des films.

Le pouvoir réparateur des mots

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Ade enregistre dans le studio Rich Kidz une chanson sur l’inutilité de l’aide humanitaire, à Juba, au Soudan du Sud, le 13 mai 2021. Ade est âgé de 27 ans. Il a vécu une grande partie de sa vie hors de son pays, en tant que réfugié en Afrique du Sud et en Ouganda. La parole l’aide à se réapproprier son identité, à la nommer.

« Il ne s’agit pas d’une révolution consistant à prendre des armes, mais simplement de pouvoir s’exprimer. C’est pourquoi j’ai commencé à faire de la poésie », explique Ade. Élancé, âgé de 27 ans, celui dont le nom de baptême est Mandela Matur nous accueille devant sa PS4, en sirotant du Jack Daniels dans un verre de styromousse. Pionnier du slam au Soudan du Sud, il travaille aussi en santé mentale. Ade croit au pouvoir réparateur de la parole.

J’ai créé un cercle de jeunes poètes à Juba et je leur ai dit : “Ceci est un espace libre pour nous. Nous n’avons pas besoin d’être violents. Vous n’avez pas à faire autre chose que de dire votre vérité.”

Mandela Matur, alias Ade, slameur qui travaille également en santé mentale

Il invite les gens à nommer leurs traumatismes. Le père d’Ade était un frère d’armes de John Garang, héros de la libération mort tragiquement dans un accident d’hélicoptère. Sa mère est morte, elle aussi, abruptement en 2013, ce qui a déclenché son désir de prendre la parole.

« Il ne peut y avoir de construction de la paix sans résoudre nos problèmes de santé mentale », explique-t-il.

Les préjugés entourant la santé mentale sont très présents et Ade veut tendre des ponts entre les générations, proposer un dialogue. Le gouffre entre les parents et leurs enfants reste énorme, et ces derniers peinent à prendre la place qui leur revient. Or, dans un pays où les deux tiers de la population ont moins de 30 ans, beaucoup estiment qu’il est temps pour eux de se faire entendre.

Le passé pour préparer l’avenir

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Le groupe de danse Maale se produit le 25 mai 2021 dans un camp de protection des civils dans la banlieue de Juba, au Soudan du Sud, où les Nuer se sont réfugiés au début de la guerre civile de 2013. Deng Chioh Dhoa, leader du groupe culturel, avait travaillé avec le ministère sud-soudanais de la Culture et l’UNESCO pour préserver le patrimoine culturel immatériel de la soixantaine d’ethnies de son pays.

Depuis une guerre civile en 2013, c’est dans l’ambiance stagnante du camp de déplacés internes numéro 3 (POC3), non loin de Juba, que l’anthropologue Deng Chioh Dhoa fait vivre les danses et les chants de sa culture. Son groupe, Maale, permet aux jeunes réfugiés de se tourner vers les traditions de leur ethnie Nuer. En fuyant les violences, Deng Chioh Dhoar a lui-même tout perdu. Pour sauver sa peau, il a abandonné sa collection d’instruments traditionnels et un livre qu’il écrivait. « Le plus important, c’est la vie », résume-t-il. Pour lui, la musique est un rempart contre le désespoir.

« Vous savez, la nature de l’être humain est environnementale. Si vous êtes dans une certaine région, vous pouvez faire partie de cet environnement, vous connaissez cette situation. Donc, plus nous sommes ensemble, plus nous sommes forts. »

Deng croit qu’en enseignant aux siens leurs traditions, il aura raison de la haine, la culture offrant un terrain de réconciliation en plus d’un terreau pour cultiver leur compréhension du pays loin des armes.

Ce reportage a été rendu possible grâce au financement du Fonds québécois en journalisme international.

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