Des migrants tentent de quitter la Libye pour gagner l’Europe, mais sont de plus en plus nombreux à se faire intercepter et ramener à Tripoli. Des milliers d’entre eux sont actuellement détenus, pour une durée indéfinie, dans des conditions déplorées par de nombreux organismes. La violence est telle que Médecins sans frontières a suspendu ses activités dans deux centres de détention en juin.

Torture, violences sexuelles et extorsion

PHOTO MAHMUD TURKIA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des migrants lèvent les bras en croix en signe de protestation contre leur détention et réclament leur déportation vers l’Europe, au centre de rétention d’Al-Hamra, dans la région de Gharian, à une centaine de kilomètres de Tripoli, en février 2018.

À son arrivée le mois dernier au centre de détention de Mabani, en Libye, la Canadienne Oonagh Curry a vu quelque 200 personnes assises au sol. Certaines avaient la peau brûlée par le mélange de l’eau salée de la Méditerranée et du carburant de leur embarcation.

Elles venaient d’être interceptées par les garde-côtes libyens en tentant de gagner l’Europe par bateau.

« Il y avait un grand nombre de mamans et d’enfants, beaucoup plus que ce que j’attendais, confie au téléphone la conseillère pour les opérations de Médecins sans frontières (MSF) pour la Libye. Et ils étaient tous assis par terre, sur le ciment, sous le soleil brûlant de l’été. »

PHOTO FOURNIE PAR MÉDECINS SANS FRONTIÈRES

Oonagh Curry, conseillère pour les opérations de Médecins sans frontières pour la Libye

Pour les 6 premiers mois de 2021, en date du 6 juillet, les garde-côtes libyens avaient ramené plus de 15 200 personnes en Libye, un chiffre qui surpasse déjà le nombre de personnes interceptées pour toute l’année 2020, où un peu moins de 11 000 personnes avaient été rapatriées de la mer vers la Libye, et pour 2019, où l’on en comptait quelque 8800, selon les données de l’ONU.

L’Italie a aussi connu un nouvel afflux d’arrivées par la Méditerranée.

Le nombre de morts en mer a lui aussi augmenté, doublant par rapport à la même période l’année dernière. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), au moins 1146 personnes ont péri en tentant de rejoindre l’Europe par la Méditerranée durant le premier semestre de 2021.

Conditions dénoncées

Les centres de détention libyens sont maintenant surpeuplés. MSF a suspendu ses services dans deux centres en juin en raison d’une violence accrue. Des gardes auraient tiré sur des personnes détenues.

L’organisme a voulu faire pression avec cette décision « extrêmement douloureuse » à prendre, explique Mme Curry. « On a vu que malgré toutes les discussions avec les autorités au cours des derniers mois, il n’y avait aucun changement », précise-t-elle.

Les conditions dans ces centres ont été dénoncées à maintes reprises, et l’ONU a demandé leur fermeture.

Ils sont des « terreaux pour des violations des droits de la personne », note Suki Nagra, représentante du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme en Libye.

Nous avons documenté de mauvais traitements, de la torture, de la violence sexuelle, de l’extorsion, en plus que ces détentions sont arbitraires. Nous pensons qu’une solution de rechange doit être trouvée.

Suki Nagra, représentante du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme en Libye

Elle ne veut pas s’avancer sur cette solution, qui appartient à la Libye, dit-elle au téléphone.

« La Libye n’est pas un endroit sûr où retourner les gens [interceptés en mer], poursuit Mme Nagra, établie à Tripoli. Nous appelons les États membres de l’ONU à soutenir les opérations de retour, à revisiter leurs politiques, particulièrement l’Union européenne, en gardant en tête que les migrants et réfugiés continuent à faire face à des risques réels de torture et de violences sexuelles [en Libye]. »

Union européenne

Des ONG comme Médecins sans frontières montrent du doigt l’Union européenne pour les interceptions – parfois violentes – des garde-côtes libyens, accusant l’Europe de déléguer la prise en charge des migrants et des demandeurs d’asile à un pays où les droits de la personne sont souvent bafoués.

« [Les garde-côtes libyens] sont chargés d’empêcher les migrants et les réfugiés d’arriver en Europe, ils interceptent les bateaux et les retournent en Libye de force, précise Mme Curry. Ils sont soit mis en détention, soit libérés dans la communauté où ils n’ont accès à aucun service, aucune protection. »

L’Union européenne se défend de financer les garde-côtes libyens. Les dizaines de millions d’euros alloués pour épauler la Libye dans la gestion de ses frontières et les actions de recherche et sauvetage en mer sont consentis principalement sous forme de formations et d’équipements, explique au téléphone Peter Stano, porte-parole de la Commission européenne pour les affaires étrangères et les politiques de sécurité.

Les critiques sont compréhensibles, mais ceux qui critiquent l’Union européenne oublient que ces gens, envoyés dans ces périples très risqués, sont en fait les victimes de passeurs. Nous essayons depuis des années de détruire le modèle d’affaires des trafiquants et des passeurs.

Peter Stano, porte-parole de la Commission européenne pour les affaires étrangères et les politiques de sécurité

Il déplore l’absence de solutions du reste de la communauté internationale. « L’Union européenne ne peut pas être la seule responsable des migrants et des morts dans la Méditerranée, ajoute-t-il. L’Union européenne n’encourage pas ces gens à traverser la Méditerranée. »

Coincés en mer

L’organisme SOS Méditerranée dénonce ces opérations favorisant l’interception des migrants par les garde-côtes libyens – et leur retour dans des camps aux conditions inhumaines. « Les personnes fuient l’enfer libyen », insiste au téléphone le président de l’organisation, François Thomas.

PHOTO FOURNIE PAR SOS MÉDITERRANÉE

Au début du mois de juillet, 573 personnes se trouvaient sur le bateau de SOS Méditerranée.

Au début du mois de juillet, 573 personnes secourues en mer se trouvaient sur le bateau de SOS Méditerranée en attente d’une autorisation pour accoster.

« Chaque heure qui passe est une souffrance terrible », avait alors souligné M. Thomas.

Le bateau a finalement obtenu l’autorisation d’accoster en Sicile en fin de semaine dernière.

Femmes et filles, premières victimes

PHOTO HUSSEIN BEN MOSA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Une intervenante de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) s’entretient avec une survivante d’un naufrage d’une embarcation transportant des migrants vers l’Europe, sur une plage de la côte libyenne, près de la ville de Khoms, le 12 novembre dernier.

Au début de juin, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a fait état de « violences sexuelles inconcevables » contre les femmes et les filles du centre de détention pour migrants Shara’ al-Zawiya et de tentatives de suicide « causées par le désespoir et la famine ».

Les femmes et les filles migrantes sont particulièrement vulnérables aux mauvais traitements. « J’ai parlé avec quelques femmes qui voyageaient seules ou avec des enfants [dans les centres] et un nombre d’entre elles avait pris la décision avant de partir d’avoir un implant contraceptif, parce qu’elles savaient qu’il y avait une forte probabilité d’être violées en cours de route », dit Oonagh Curry, de Médecins sans frontières, qui se trouvait à Tripoli le mois dernier.

Situation en Libye

La Libye est un pays en crise, avec un fragile cessez-le-feu annoncé en octobre. Quelque 900 000 personnes y étaient en besoin d’assistance humanitaire, selon les chiffres de 2020 de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés. Malgré tout, le pays d’Afrique du Nord reste une destination pour des personnes en quête d’un gagne-pain, note Suki Nagra, représentante de l’OHCHR en Libye. « Ceux qui partent sont en fait un petit pourcentage », explique-t-elle.

Depuis un an et demi, la situation économique en Libye s’est détériorée, note Alexandra Seiah, responsable pour les revendications sur la Libye au Norwegian Refugee Council. « Beaucoup de gens ont perdu leur source de revenus, et ça pourrait être un facteur expliquant la hausse des départs, avance-t-elle. Nous savons aussi qu’il y a des enjeux de sécurité pour les réfugiés et les migrants au pays. »

Batailles juridiques

Des organismes de défense des droits des migrants et des réfugiés tentent depuis des années de faire changer les politiques en Europe, avec des moyens juridiques et politiques.

« L’impact direct [des interventions des garde-côtes libyens] est de priver les gens de leur liberté et de leur droit d’asile », déplore au téléphone Diletta Agresta, responsable de projets à l’Association d’études juridiques sur l’immigration (ASGI).

Avec deux autres organismes, l’ASGI a déposé une plainte l’an dernier à propos du soutien européen à la Libye, réclamant un audit.

Provenance

En date du 10 juin, les migrants interceptés et ramenés en Libye provenaient de :

20 % du Soudan

16 % du Mali

9 % du Bangladesh

Données de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés