Le président Abdelaziz Bouteflika a démissionné mardi, victime d'une contestation populaire historique. prochaine cible des manifestants : le régime au pouvoir depuis deux décennies.

« Vous en avez de la chance d'arriver dans une Algérie sans Bouteflika ! »

Rencontré dans un café situé en face du grand bureau de poste où des manifestants se rassemblent chaque jour pour appeler le régime algérien à « dégager », Djalal Mokrawi, lui, avait tout juste 11 ans quand Abdelaziz Bouteflika a pris les fonctions de président. Il en a 31 aujourd'hui.

« De toute ma vie, je n'ai connu que ce monsieur-là », dit ce militant du Rassemblement action jeunesse, croisé par hasard à Alger, hier, au lendemain de la démission du président grabataire qui a été forcé de quitter son poste après six semaines de protestations d'une ampleur historique.

Quand il a su que le régime Bouteflika avait fini par laisser partir le président, Djalal Mokrawi a bien sûr eu un mouvement de joie. « Il est le grand responsable des pires reculs que notre pays a connus sous son règne », accuse-t-il.

Mais ce geste ne suffira pas à le convaincre que la partie est gagnée et que les manifestants peuvent ranger leurs pancartes et reprendre sagement le cours de leur vie.

« Ce qu'on veut, c'est que tout le système au pouvoir parte, lui aussi. »

- Djalal Mokrawi

La réaction du jeune militant est très représentative de l'humeur qui régnait hier à Alger, où la démission d'un président qui n'était plus que l'ombre de lui-même, depuis l'AVC qui l'avait terrassé il y a six ans, était perçue comme une première victoire dans une bataille qui ne fait que commencer.

« La révolution va continuer jusqu'à ce que toutes les têtes tombent », prévoit Assia Metieche, 39 ans, employée dans le secteur financier qui manifestait devant le bureau de poste, à l'heure du lunch.

Une ruse ?

Pendant les premières semaines du mouvement de protestation qu'Assia Metieche décrit joliment comme « la révolution des sourires », l'armée et le « clan » Bouteflika marchaient main dans la main. Le chef d'état-major Gaïd Salah a longtemps été l'un des plus fervents alliés du président. Mais mardi, l'armée a finalement lâché le président. Un geste qui, aux yeux des manifestants, n'est qu'une ruse destinée à sauver l'essentiel du régime contesté par des millions de protestataires à travers toute l'Algérie.

Pour l'avocat et défenseur des droits de la personne Mokrane Ait Larbi, croisé lui aussi en face du bureau de poste, hier, le pouvoir n'a fait qu'offrir Bouteflika en « sacrifice pour sauver sa peau ».

« En faisant démissionner le président, le régime a rendu une clé du pouvoir. Le problème, c'est que Salah possède le double de cette clé », croit pour sa part Hishem Hadjesi, manifestant dans la jeune trentaine qui contribue au mouvement de protestation avec des spectacles de théâtre de rue.

En fait, en s'appuyant sur la Constitution pour assurer la transition de pouvoir après le départ du président, Gaïd Salah laisserait ce processus délicat entre les mains de vieux bonzes du régime. Et c'est ce que veulent éviter les manifestants, selon qui la Constitution a déjà été violée à maintes reprises par le pouvoir lui-même - et devrait, de toute manière, être réécrite.

Ceux que l'on appelle aujourd'hui « le peuple » ou « la rue » n'ont ni porte-parole officiels ni programme précis pour la suite des choses. Mais ils savent ce qu'ils veulent : que les gérontocrates qui les dirigent abandonnent le pouvoir et ouvrent la voie à une véritable démocratie et à un État de droit. Ils savent aussi ce qu'ils veulent réussir à tout prix : éviter les dérapages violents.

Sur ce dernier point, le pari a été remporté haut la main jusqu'à maintenant. Un mélange de fierté, de joie, mais aussi de scepticisme et d'appréhension flottait hier dans les rues ensoleillées et bruyantes de la capitale algérienne. Les conversations étaient animées dans une librairie de la rue Didouche-Mourad, l'artère que parcourent des dizaines de milliers de manifestants tous les vendredis, depuis la première marche de protestation du 22 février.

« C'est sûr que le départ de Bouteflika nous donne un peu d'oxygène, ce régime s'incruste depuis 20 ans », souligne la libraire Sab Chebab.

« Mais il faudra s'assurer de ne pas laisser échapper la révolution. EUX, ils savent comment manipuler », ajoute-t-elle. EUX, ce sont ceux qui tirent les ficelles du pouvoir depuis deux décennies.

« Du bricolage »

La juriste Zoubida Assoul, qui s'est opposée aux réélections consécutives du président Bouteflika depuis 10 ans, est l'une des figures de proue de cette contestation populaire sans leader officiel.

Rencontrée hier dans les bureaux de son parti, l'Union pour le changement et le progrès, elle rejetait sans hésitation l'approche constitutionnelle mise sur la table par le régime. « Ce qu'ils proposent, c'est du bricolage, pour s'assurer que le système se maintienne », tranche-t-elle. Et elle refuse catégoriquement que « des visages qui ont servi Bouteflika et cautionné son mandat dirigent la transition ».

Elle fait valoir que les Algériens ont fait preuve de maturité et n'ont pas l'intention de « faire avorter leur révolution pacifique ».

« Le pouvoir pense que le mouvement s'essouffle, mais il ne s'essouffle pas. »

- Zoubida Assoul

Maintenant qu'ils se sont réappropriés les lieux publics où, il y a quelques semaines à peine, un rassemblement de cinq personnes était aussitôt dispersé par la police, les Algériens n'ont pas l'intention de rentrer chez eux. Le génie de la revendication n'est pas prêt à retourner dans sa bouteille.

« La démission de Bouteflika est une victoire, mais le plus dur reste à faire », résume Hacen Ouali, journaliste au quotidien El Watan, journal influent critique à l'endroit du régime Bouteflika.

Dans cette confrontation entre la population et le pouvoir, ce dernier a toujours un tour de retard dans ses gestes visant à mettre à fin à la protestation, note le journaliste.

« Depuis le 22 février, la rue est devenue l'arbitre, et elle distribue les cartons rouges à tout le monde. »

Une nouvelle manche de cette épreuve se jouera demain, septième vendredi de protestation où les Algériens donneront leur réponse à la démission de leur ancien président. Tous les signes indiquent qu'ils seront nombreux à appeler au départ de tout son régime.

PHOTO ANIS BELGHOUL, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Abdelaziz Bouteflika et Gaïd Salah, en 2012.