La scène est tirée d’une émission de télévision à la caméra cachée, une sorte de Surprise, sur prise, version tunisienne.

On y voit l’avocat constitutionnaliste Kaïs Saïed en pleine entrevue alors que le studio de télévision est secoué par un faux séisme, projetant l’animateur contre un mur et faisant tanguer la pièce entière dans un climat de panique générale.

Seul Kaïs Saïed reste imperturbable, le visage impassible, regardant droit devant lui. Vaguement ennuyé par l’incident, il prend même la peine de consulter sa montre…

Ces images qui datent d’il y a six ans en disent long sur le protagoniste visé par l’émission humoristique – un professeur de droit constitutionnel de 61 ans, qui vient d’être élu président de la Tunisie.

Deux candidats venant de l’extérieur de la classe politique traditionnelle s’affrontaient dimanche lors du deuxième tour de cette présidentielle hors norme. L’austère professeur au crâne dégarni faisait face à Nabil Karoui, un magnat de la télévision extravagant, décrit comme un « Berlusconi tunisien », qui a passé la majeure partie de la campagne en prison pour fraude fiscale et blanchiment d’argent. Et qui n’en a été libéré que quatre jours avant le vote.

Longtemps donné favori, Nabil Karoui s’est finalement fait largement devancer par son concurrent, qui a réussi à convaincre les jeunes Tunisiens à voter pour lui : près de 90 % des électeurs de Kaïs Saïed ont entre 18 et 25 ans ! Résultat : il a remporté le vote par une majorité impressionnante de plus de 70 % des voix.

Même si les sondages le plaçaient en deuxième position depuis le mois de mai, la candidature de Kaïs Saïed n’a pas été prise au sérieux jusqu’au deuxième tour du vote.

Personne ne croyait vraiment à ce candidat hors norme, sans aucune expérience politique.

Michaël Ayari, analyste principal pour l’International Crisis Group en Tunisie

Un ovni

Car Kaïs Saïed, c’est un peu un ovni dans le ciel politique tunisien. S’il était connu pour ses analystes juridiques lors de la période de transition démocratique qui a suivi le printemps tunisien de 2011, il n’est membre d’aucun parti, et n’a été éclaboussé par aucune des guerres politiques qui ont divisé le pays depuis huit ans.

« Kaïs Saïed incarne la probité et la lutte contre la corruption, c’est un homme qui croit que tout se règle en appliquant les lois à la lettre », observe Michaël Ayari.

Son élection a fait souffler un vent d’enthousiasme sur le pays qui avait été le premier, en 2011, à rejeter le joug de la dictature dans le monde arabe, et qui jusqu’à maintenant a été le seul à avoir globalement réussi son virage démocratique.

Mais cette transition a aussi été marquée par des tensions et des divisions intestines, tandis que la Tunisie a continué à s’enfoncer dans le chômage et la pauvreté. Selon Michaël Ayari, « Kaïs Saïed incarne les espoirs déçus de 2011, il parle au nom des marginaux, veut rétablir la dignité et combattre les inégalités régionales ».

Sur le plan idéologique, il reste difficile à caser. Ainsi, il critique le modèle de démocratie libérale représentative et veut le remplacer par une « démocratie participative », où le pouvoir viendrait de conseils locaux et d’assemblées régionales exprimant la volonté du peuple.

Conservateur, mais pas islamiste

S’il a eu l’appui du parti islamiste Ennahdha, il n’est pas véritablement un islamiste – tout en prônant un conservatisme social qui est en harmonie avec de grands segments de la population tunisienne. Ainsi, il est opposé au rétablissement de l’égalité entre hommes et femmes en matière d’héritage et s’oppose au mariage gai. « Vous n’aimeriez pas qu’un homme vienne demander la main de votre fils », a-t-il déjà déclaré.

Finalement, la principale ligne d’action politique de ce farouche antisioniste, c’est le nationalisme arabe, précise Michaël Ayari.

Sur le plan personnel, l’austérité de Kaïs Saïed joue en sa faveur, en alimentant son image d’homme « propre », qui n’a été maculé par aucun scandale. Ce qui ajoute aussi à sa popularité, c’est son mode de vie modeste d’homme qui prend l’autobus comme tout le monde et fréquente les cafés, d’où il a d’ailleurs mené une grande partie de sa campagne électorale.

Kaïs Saïed est perçu un peu comme un « prophète », selon les mots de Michaël Ayari. Symboliquement, le lendemain de son élection surprise, de nombreux Tunisiens se sont d’ailleurs lancés dans une campagne de grand nettoyage des rues !

N’étant enfermé dans aucun carcan idéologique, il donne l’impression de travailler en faveur de tout le monde. Les islamistes croient qu’il est avec eux, la gauche aussi, puisqu’il plaide en faveur d’un plus grand rôle social de l’État.

« La Tunisie vit aujourd’hui un moment romantique, révolutionnaire », souligne Michaël Ayari.

Reste à savoir comment les espoirs suscités par ce président inédit résisteront à l’exercice du pouvoir. Et si le séisme politique promis aura vraiment lieu.