Pays en état de crise permanente, la Centrafrique n'avait toutefois encore jamais connu les violences qui divisent aujourd'hui ses populations chrétienne et musulmane. Ce sont des seigneurs de guerre, assoiffés de pouvoir, qui ont semé les germes de la haine religieuse. Au moment où les Centrafricains semblent entraînés dans un cycle infernal de représailles, la nouvelle présidente, Catherine Samba-Panza, saura-t-elle réconcilier ce pays meurtri?

Johnny Bissakonou n'a pas 30 ans, mais a déjà vécu quatre coups d'État, une dizaine de mutineries et trois «années blanches», pendant lesquelles il n'a pas pu aller à l'école parce que son pays était en crise. Encore.

Il a tout supporté, tout encaissé. Cette fois, pourtant, c'était trop. Trop de souffrances, de lynchages, de violences interreligieuses - une nouveauté terriblement inquiétante dans une Centrafrique en perpétuel état de crise, certes, mais où la haine ne s'était jamais manifestée entre la majorité chrétienne et la minorité musulmane.

À la fin du mois de décembre, M. Bissakonou, populaire animateur de radio de la capitale, Bangui, a dû se résigner à fuir. Avec l'aide d'amis journalistes chez Radio France Internationale, il a pu se réfugier à Paris, d'où il nous a accordé une entrevue téléphonique, cette semaine.

Quand son pays a été ébranlé par un énième coup d'État, le 24 mars 2013, l'animateur avait pourtant la ferme intention de rester, pour témoigner. Mais il a vite été réduit à «vivre comme un fantôme».

M. Bissakonou a reçu des menaces des deux camps: celui des Sélékas, la coalition de rebelles musulmans qui ont pris la capitale en mars et qui battent désormais en retraite vers le nord du pays; mais aussi celui des anti-balakas, ces groupes de paysans chrétiens d'abord formés pour défendre leurs villages, aujourd'hui assoiffés de vengeance.

Bangui a sombré le 5 décembre, quand les anti-balakas se sont attaqués aux civils musulmans de la ville. La réplique des Sélékas a été brutale. Terrorisés, des dizaines de milliers d'habitants se sont réfugiés dans des monastères, des églises, à l'aéroport. Ils y sont toujours.

Le 8 décembre, le frère cadet de M. Bissakonou a quitté l'immense camp de réfugiés de l'aéroport pour récupérer des effets personnels à la maison. Il s'y est attardé un peu trop longtemps. «Il y avait un couvre-feu à 18h, et mon petit frère ne voulait pas prendre le risque de retourner au camp. Il pensait que c'était plus sûr de dormir à la maison. Dans la nuit, des éléments de la Séléka ont défoncé la porte. Ils l'ont poignardé, égorgé. Il avait 20 ans.»

La religion instrumentalisée

Le père Joseph Samedi a grandi dans un quartier musulman de Bangui. Ses meilleurs amis adhèrent à l'islam. Et n'ont absolument rien à voir, dit-il, avec les rebelles de la Séléka, «des mercenaires soudanais, tchadiens, des bandits de grand chemin» qui, neuf mois durant, ont violé, massacré et pillé tout ce qui se trouvait sur leur passage.

Depuis quelques jours, le père Samedi assiste, impuissant, à l'exode massif des musulmans de sa ville. Par milliers, ils s'entassent dans des voitures surchargées, en emportant tout ce qu'ils peuvent. «Mes voisins partent pour échapper à la vindicte populaire. Cela m'écoeure. Ils sont chez eux. J'espère que ce n'est que pour un temps, qu'ils vont pouvoir revenir.»

Rien n'est moins sûr. Si, au départ, des seigneurs de guerre ont instrumentalisé la religion pour parvenir à leurs fins, ils ont bel et bien réussi à faire voler en éclats la coexistence pacifique qui régnait au pays.

La graine de la haine religieuse a été plantée. Et les Centrafricains sont entraînés dans une cruelle escalade, un cycle sans fin de violentes représailles. Des observateurs n'hésitent plus à évoquer le risque d'un génocide.

La Centrafrique paralysée

Selon l'ONU, un Centrafricain sur cinq a fui son domicile. Cela signifie près d'un million de personnes, entassées dans des camps ou terrées dans les forêts. Des villages entiers ont été brûlés. La plupart des écoles et des hôpitaux ont fermé leurs portes après avoir été pillés par les miliciens.

«Depuis des mois, il n'y a ni policiers, ni gendarmes, ni soldats dans l'arrière-pays», explique le Québécois Sylvain Groulx, chef de mission pour Médecins sans frontières à Bangui. «Les équipements ont été pillés. Les médecins et les infirmières sont en fuite. Résultat, en plus des meurtres, il y a plein d'enfants qui sont en train de mourir de diarrhées et d'infections respiratoires.»

Aux abords de l'aéroport de Bangui, plus de 100 000 personnes s'entassent dans des conditions d'hygiène lamentables. M. Bissakonou y a laissé ses quatre frères et ses deux soeurs. Le jour où il les a quittés, il s'est retrouvé coincé dans une meute en colère. Des gens qui avaient vu mourir leurs proches, peut-être. Ou qui avaient lynché des innocents.

Quand son avion a décollé, le journaliste a eu l'impression de s'extirper de l'enfer. Aujourd'hui, constate-t-il avec tristesse, la Centrafrique n'est pas au bord du gouffre. Elle est déjà tout au fond.

Catherine Samba-Panza, la maman de fer

Les uns la surnomment maman. Les autres, la dame de fer. On la dit douce, mais tenace. Conciliante, mais rigoureuse. Décidément, la nouvelle présidente de la Centrafrique, Catherine Samba-Panza, semble avoir toutes les qualités - dont la principale, dans ce pays déchiré par les guerres de clans, est assurément de savoir plaire à tout le monde.

«Quand elle a été choisie par le Parlement, lundi, la population a jubilé. Il y a eu une liesse populaire, ici à Bangui. Enfin, quelqu'un qui pourra rétablir l'ordre et la sécurité. On espère qu'elle pourra ramener la paix», raconte le père Joseph Samedi, joint au téléphone dans la capitale centrafricaine.

Mairesse de Bangui depuis huit mois, Catherine Samba-Panza, 59 ans, est d'abord une femme d'affaires aguerrie, qui a travaillé pendant des décennies dans les assurances. Sans aucun doute, elle sait calculer les risques. Ceux qu'elle devra prendre pour extirper son pays du chaos dans lequel il a sombré n'auront jamais été aussi grands.

Qu'elle soit mère de trois enfants n'est pas un désavantage aux yeux de bien des Centrafricains, dégoûtés par un demi-siècle de putschs, mutineries et rébellions. «Elle sort du lot, dit le blogueur Johnny Bissakonou. Comme c'est une femme, une mère, on espère qu'elle arrivera à mettre tout le monde autour de la table pour qu'enfin, on parle entre gens civilisés, plutôt que de s'entretuer comme des barbares.»

La femme de la situation

La tâche est titanesque. Mais plus que toute autre, Mme Samba-Panza semble être la femme de la situation. Née d'un père camerounais et d'une mère centrafricaine, cette chrétienne modérée a grandi au Tchad et parle l'arabe, ce qui lui permettra de faire un rapprochement avec la minorité musulmane.

Les Centrafricains la connaissent depuis 2003. À l'époque, elle présidait le «dialogue national», sorte de commission chargée de calmer les esprits qui s'échauffaient après un énième coup d'État. Elle avait alors réussi le tour de force de réconcilier deux vieux politiciens qui se détestaient depuis 40 ans.

Cette fois, il faudra bien davantage que de la bonne volonté. La présidente intérimaire a déjà demandé le déploiement de troupes supplémentaires pour restaurer l'ordre dans ce pays en proie à l'anarchie.

«Elle ne pourra pas asseoir rapidement son autorité. En Centrafrique, 14 groupes armés échappent à tout contrôle, explique Arsène Brice Bado, de l'Université Laval. Le nord du pays sert de base arrière à tous les rebelles de la région: ceux Tchad, de la RDC, de l'Ouganda. Les combattants du Darfour s'y sont repliés, tout comme l'Armée de résistance du seigneur de Joseph Kony. La nouvelle présidente hérite d'une situation explosive.»

PHOTO ERIC FEFERBERG, AGENCE FRANCE-PRESSE

Catherine Samba-Panza est la nouvelle présidente de la Centrafrique.