Pour la mère de Saïd et de Yarg, le prix de la liberté était de 70 000 ouguiyas. Environ 245 $. C'est ce qu'un homme a dû payer à son maître, il y a 10 ans, pour l'affranchir et l'épouser.

Ce n'était pas un forfait de groupe. L'indemnité versée, l'esclave affranchie est partie avec son futur époux, mais a dû laisser ses deux enfants derrière. Saïd et Yarg avaient 5 et 2 ans.

Les deux garçons ont grandi chez le maître, en connaissant leur place : celle des serviteurs, des esclaves. Pendant que les fils du maître allaient à l'école, eux s'échinaient aux corvées ménagères et à la garde des chameaux.

À 12 ans, épuisé, Saïd s'est enfui. Il s'est réfugié chez une femme compatissante, qui l'a mis en contact avec des militants de l'Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA). Ces derniers ont récupéré le petit Yarg chez le maître. Et ont tout fait pour obtenir justice.

En novembre 2011, Ahmed Ould El Houceine a été condamné à deux ans de prison pour pratique esclavagiste envers Yarg et Saïd. C'était la première fois qu'un maître était condamné depuis l'adoption, en 2007, d'une loi criminalisant l'esclavage en Mauritanie.

Obtenir la tenue d'un procès n'a pas été sans mal, raconte Brahim Bilal, vice-président de l'IRA. Pour faire pression sur le pouvoir, les militants antiesclavagistes ont multiplié les manifestations et les coups d'éclat. « Ça nous a coûté 15 jours de sit-in et 12 arrestations ! »

Mais cette victoire a un goût amer. Ahmed Ould El Houceine n'a finalement été détenu que huit mois, alors que la loi prévoit des peines de cinq à dix ans de prison. Depuis, aucun autre maître n'a été condamné pour esclavage. « La loi n'est pas appliquée. C'est un écran de fumée destiné à rassurer les Occidentaux », dit M. Bilal.

Malgré la loi, les victimes d'esclavage ont très peu accès à la justice. Elles doivent porter plainte elles-mêmes, alors qu'elles sont pour la plupart illettrées. Or, le gouvernement ne leur fournit aucun soutien. Soumises depuis leur naissance, elles peinent à affronter leurs anciens maîtres au tribunal. Pourtant, le fardeau de la preuve repose sur leurs épaules.

Un autre problème, c'est que la majorité des esclavagistes sont des maures, qui détiennent le pouvoir au pays. C'est en grande partie ce qui explique la réticence des policiers, des procureurs et des magistrats - eux-mêmes maures - à répondre aux plaintes des esclaves, des Haratines.

« La loi de 2007 est excellente sur papier, mais elle n'a pas su créer de jurisprudence malgré les innombrables cas d'esclavage qui ont été soulevés, dit Salimata Lam, coordonnatrice nationale de l'organisme SOS Esclaves. La majorité des affaires sont étouffées et se terminent en queue de poisson. »

Aujourd'hui âgés de 15 et 12 ans, Saïd et Yarg ont été pris en charge par l'IRA, qui les héberge et paie leurs cours à l'école privée. « Je suis premier de classe », glisse Yarg avec fierté avant de s'éclipser pour reprendre sa partie de soccer. Pour lui, pas de temps à perdre : il a toute une enfance à rattraper.

Des chaînes dans la tête

Habi Mint Rabah a été sauvée malgré elle. Quand des militants antiesclavagistes sont venus la cueillir au campement de ses maîtres, en 2007, elle s'est débattue avec l'énergie du désespoir. Elle ne leur avait rien demandé. Elle refusait de bouger.

« J'étais presque bébé quand on m'a remise à cette famille. Mes premiers souvenirs sont avec eux. » Bien sûr, elle n'avait pas eu les mêmes privilèges que les autres enfants. Elle devait plutôt les servir du matin au soir. Mais pour elle, ce n'était pas injuste. Elle croyait simplement que c'était sa place dans le monde.

« L'esclavage, en Mauritanie, n'est pas comme on l'imagine en Occident, avec des victimes enchaînées, battues, forcées à travailler. Ici, les chaînes sont dans la tête », dit Aminetou Mint El Mokhtar, une militante des droits de la personne qui a convaincu Habi Mint Rabah de renoncer à sa vie d'esclave.

Cela n'a pas été simple. Elle a dû procéder à une lente déprogrammation. En Mauritanie, l'esclavage héréditaire fait en sorte que pendant des générations, on a fait accepter aux victimes leur statut de possession. Ils sont totalement dépendants des maîtres qui les habillent et les nourrissent. Sans éducation, ils ne comprennent pas leurs droits.

La situation complique la tâche des antiesclavagistes. Pas facile de libérer des gens qui refusent de l'être, admet le porte-parole de l'Initiative pour une résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), Hamady Lehbouss. « Les esclaves sont en état de reconnaissance envers leurs maîtres. Ici, les parents d'une victime qui tente de s'affranchir risquent de témoigner contre elle ! »

C'est le genre d'esclavage dont les sudistes, à l'époque, auraient rêvé dans leurs champs de coton. En Mauritanie, les chaînes invisibles sont ancrées si solidement dans des siècles de soumission que même l'intrépide Django de Tarantino n'aurait pas réussi à les briser.

Photo Édouard Plante-Fréchette, La Presse

Habi Mint Rabah

Le nom des esclaves

M'Barka Mint Assatim avait « l'âge où les filles commencent à porter le voile », environ 14 ans, quand elle a eu son premier enfant. C'est sa maîtresse qui a choisi le prénom du bébé : Oueichita.

Un jour, la jeune esclave a vu Biram Dah Abeid, président de l'Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), à la télévision. Sa maîtresse lui a raconté qu'il était mauvais, qu'il semait la zizanie entre les gens. « J'avais très peur de lui. »

Quand M'Barka a accouché d'une seconde fille, c'est à nouveau sa maîtresse qui a choisi son prénom : Doueida.

En Mauritanie, la plupart des esclaves n'ont pas de père. On leur donne des noms génériques, propres aux esclaves. « Ce sont souvent des souhaits de paix ou de prospérité pour les maîtres », explique Hamady Lehbouss, porte-parole de l'IRA.

M'Barka s'est rebellée. Elle s'est enfuie. Mais quand elle a voulu récupérer ses enfants, sa maîtresse a refusé. « Elle m'a dit : "Tu n'as pas de filles. Ce sont mes esclaves." »

Désespérée, M'Barka a contacté Biram, celui qui lui faisait si peur. Ce dernier a ameuté la police, le préfet, les journalistes. L'affaire a fait tant de bruit que M'Barka a pu récupérer ses filles.

Aujourd'hui, M'Barka a 25 ans. Et déjà cinq enfants. C'est elle qui a choisi le prénom du petit dernier. Elle l'a appelé Biram.

Photo Édouard Plante-Fréchette, La Presse

M'Barka Mint Assatim

La mosaïque mauritanienne

Les Maures blancs

D'origine arabo-berbère, ils forment l'élite de la société en Mauritanie. Ils contrôlent l'économie et la plupart des rouages de l'appareil d'État : gouvernement, justice, armée, police. Traditionnellement, ils ont été les maîtres esclavagistes. Mais ils ne forment pas un bloc monolithique. Certains parmi eux, intellectuels ou militants, ont été les premiers à réclamer l'abolition de l'esclavage, dès les années 70. De nos jours, les Maures qui possèdent des esclaves se retrouvent souvent parmi les plus pauvres et les moins instruits, dans les zones rurales.

Les Haratines

On les appelle aussi les Maures noirs, parce qu'ils partagent la langue et la culture des Maures blancs. Ces Africains à la peau d'ébène ont été parfaitement assimilés par les Arabo-Berbères qui les ont capturés et réduits en esclavage, il y a près de 2000 ans. Plusieurs Maures noirs préfèrent cependant se décrire comme des « Haratines ». Ce mot est apparu après l'adoption, en 1905, d'un décret colonial français prévoyant l'abolition de l'esclavage sur l'ensemble du territoire. En hassanya, le dialecte arabe parlé en Mauritanie, haratine signifie « celui qui a été libéré ».

Les Négro-Africains

Ce sont des Noirs qui n'ont jamais été asservis aux Maures. Ils occupent le sud de la Mauritanie et se divisent en plusieurs groupes ethniques : les Toucouleurs, les Soninkés, les Wolofs, les Bambaras. Ces communautés pratiquent aussi l'esclavage depuis des siècles. « C'est même pire encore ! », soutient la militante antiesclavagiste Aminetou Mint El Mokhtar. « Chez les Négro-Africains, les esclaves doivent s'asseoir par terre, aux pieds de leurs maîtres. Il y a même des mosquées et des cimetières réservés aux maîtres, et d'autres aux esclaves. Mais ça, on en parle rarement. »