Le génocide rwandais de 1994, qui a entraîné environ 800 000 morts en quelques mois, continue de susciter la polémique près de deux décennies plus tard. Un nouveau rapport d'expertise paru cette semaine suggère que des extrémistes hutus seraient à l'origine de l'attentat qui a précipité le drame alors que la justice française blâmait jusque-là les rebelles tutsis. Un renversement qui alimente les interrogations sur une possible manipulation judiciaire, relate notre correspondant.

Un nouveau rapport d'experts portant sur l'attentat qui a constitué le point de départ du génocide rwandais vient fracasser la version avancée jusque-là par la justice française.

Il alimente du même coup les interrogations sur une possible «manipulation» judiciaire qui aurait eu pour objet, au dire de Kigali, de cacher la responsabilité des extrémistes hutus et de possibles soutiens français dans l'éclatement d'une tuerie organisée qui a fait 800 000 morts en trois mois.

Les anciens responsables de la rébellion tutsie mis en cause dans l'attaque contre l'avion du président hutu Juvénal Habyarimana, abattu à son arrivée dans la capitale rwandaise le 6 avril 1994, songent à saisir les tribunaux pour «tentative d'escroquerie en groupe organisé» afin de faire toute la lumière sur le travail du juge Jean-Louis Bruguière.

Le magistrat avait lancé en 2006 des mandats d'arrêt contre le chef d'État actuel du Rwanda, Paul Kagamé, qui menait les rebelles tutsis du Front patriotique rwandais (FPR), et huit de ses proches. Il avait conclu qu'un commando issu de leurs rangs était responsable des missiles tirés contre l'avion.

Tirs des forces hutues

Le juge Marc Trévidic, qui a repris par la suite le dossier, a cependant poussé les recherches. Des experts qui se sont rendus à sa demande à Kigali en 2010 pour réaliser une expertise technique ont conclu que les tirs devaient venir d'un camp contrôlé par les forces hutues fidèles au président Habyarimana.

L'un des avocats des accusés rwandais, Bernard Maingain, a indiqué hier en entrevue qu'il était pratiquement impossible pour des membres du FPR de s'introduire dans cette zone. Les vrais responsables de l'attentat, conclut-il, sont des extrémistes hutus qui voulaient prendre le pouvoir par un coup d'État avant de lancer leur projet génocidaire.

En l'état actuel du dossier, «il n'existe plus aucun élément» soutenant le maintien en accusation des anciens responsables du FPR, souligne le juriste, qui demande à ce qu'un non-lieu soit prononcé rapidement par le juge Trévidic.

Au fil des ans, des témoins incriminant les rebelles tutsis sont revenus sur leurs témoignages et des documents clés se sont révélés faux, affaiblissant les actes d'accusation.

Me Maingain estime que le juge Bruguière a été «trompé» par diverses personnes qui cherchaient à vendre l'idée que le FPR avait commis l'attentat pour susciter le chaos et justifier son avancée vers Kigali.

En France, «la question est de savoir à quel point certaines de ces personnes ont été couvertes par certaines autorités», relève l'avocat. Paris a longtemps appuyé le régime de Juvénal Habyarimana mais les autorités ont toujours nié tout soutien aux génocidaires.

En réaction au rapport d'experts divulgué cette semaine, plusieurs médias français se montrent très critiques du travail du juge Bruguière et de ceux, intellectuels ou journalistes, qui ont relayé sans bémol la thèse sur le rôle du FPR dans l'attentat.

Le rôle de la France

En éditorial, le quotidien Libération a relevé cette semaine que la propagation de cette thèse a «ouvert la voie à l'expression de différentes versions négationnistes de l'histoire», incluant celle du «double génocide», une «abjection toujours démentie par l'ensemble des rapports d'institutions nationales ou internationales et d'organisations non gouvernementales».

Les critiques du régime de Paul Kagamé, qui dirige le Rwanda d'une main de fer, insistent sur l'importance des exactions perpétrées par les forces du FPR contre les populations hutues réfugiées au Congo après le génocide. Les Nations unies ont indiqué en 2010 dans un rapport controversé que les attaques contre ces populations «révèlent plusieurs éléments accablants qui, s'ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crime de génocide», une affirmation décriée par Kigali.

Le quotidien Le Figaro, élaborant sur le rôle trouble d'acteurs proches de Paris dans l'évolution de l'enquête sur l'attentat de 1994, pose la question de l'implication de la France «dans la planification d'un génocide puis de l'éventuelle manipulation de justice».

«On rentre dans un moment où la question du rôle d'un certain nombre de responsables français peut et va être posé», se félicite Patrick de Saint-Exupéry, qui a écrit un livre sur la question.

Le juge Trévidic «fait son travail» contrairement au juge Bruguière, relève le journaliste, qui reproche à ce dernier d'avoir monté un dossier à charge contre le FPR «sans jamais recouper les faits» ni même mettre les pieds au Rwanda.

M. de Saint-Exupéry n'est pas convaincu que le magistrat actuellement au dossier sera capable, en raison des pressions subies, d'explorer toutes les arcanes de l'affaire.

Bernard Maingain est certain que la vérité finira malgré tout par éclater au grand jour. «L'Histoire avance souvent de manière surprenante... D'autres langues vont se délier», dit-il.