En juillet 1945, avant le premier test de la bombe atomique dans le désert du Nouveau-Mexique, Robert Oppenheimer et les autres chercheurs du projet Manhattan en savaient assez peu sur les effets de cette explosion.

Le 16 juillet, lorsque l’arme à fission au plutonium a été activée au sommet d’une tour métallique de 30 mètres dans le cadre d’un essai appelé « Trinity », l’explosion a été beaucoup plus forte que prévu. Le champignon radioactif s’est aussi élevé bien plus haut dans l’atmosphère que prévu : entre 15 000 et 21 000 mètres. Personne ne savait où irait toute cette radioactivité.

Selon une étude diffusée le 20 juillet, le nuage et ses retombées sont allés bien plus loin que les responsables du projet Manhattan ne l’avaient imaginé en 1945. Grâce à un logiciel de modélisation de pointe et à des données météorologiques anciennes récemment rendues publiques, les auteurs de l’étude calculent que les retombées radioactives de l’essai Trinity ont atteint 46 États américains, le Canada et le Mexique dans les 10 jours qui ont suivi la détonation. L’étude doit être soumise à un comité de lecture avant d’être publiée dans un journal scientifique.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE SÉBASTIEN PHILIPPE

Sébastien Philippe, chercheur au Programme sur la science et la sécurité mondiale de l’Université de Princeton

« C’est une découverte énorme qui, pourtant, ne devrait surprendre personne », affirme l’auteur principal de l’étude, Sébastien Philippe, chercheur au Programme sur la science et la sécurité mondiale de l’Université de Princeton.

L’étude réanalyse aussi les retombées des 93 essais atomiques en surface au Nevada et situe sur une carte les dépôts composites de matières radioactives sur les 48 États contigus du territoire américain (l’équipe espère étudier les essais américains au-dessus de l’océan Pacifique à l’avenir).

IMAGE TIRÉE DE L’ÉTUDE SUR LES RETOMBÉES RADIOACTIVES DE TRINITY

Dispersion des dépôts radioactifs 10 jours après l’explosion de la bombe atomique, en juillet 1945. Plus la couleur est foncée, plus il y a de dépôts radioactifs. L’essai Trinity a eu lieu au Nouveau-Mexique, à l’endroit le plus foncé.

Il est difficile de calculer l’ampleur des retombées de Trinity encore présentes sur les sites de dépôt d’origine dans le pays, dit Susan Alzner, auteure de l’étude et cofondatrice de shift7, l’organisme qui a coordonné les recherches de l’étude. L’étude documente les dépôts tels qu’ils sont apparus au sol en 1945.

« C’est une image figée dans le temps », dit-elle.

L’étude pourrait servir à ceux qui réclament que le gouvernement fédéral indemnise plus de personnes ayant pu être exposées aux radiations provenant d’explosions nucléaires atmosphériques.

Des angles morts

La trajectoire du panache de l’explosion a été suivie par les physiciens et les médecins du projet Manhattan, mais ils l’ont sous-estimée.

PHOTO CORPS DU GÉNIE DE L’ARMÉE DES ÉTATS-UNIS, FOURNIE PAR LE NEW YORK TIMES

Le physicien Robert Oppenheimer (à gauche) et le général Leslie Groves, responsable du projet Manhattan

« Ils étaient conscients des risques radioactifs, mais leur préoccupation se bornait aux risques aigus dans les zones avoisinant le site de l’explosion », explique Alex Wellerstein, historien du nucléaire au Stevens Institute of Technology, au New Jersey. Ils ne savaient pas que les matières radioactives pouvaient s’intégrer dans les écosystèmes, proches ou lointains.

Ils ne pensaient pas vraiment aux effets de faibles doses sur de grandes populations, ce qui est exactement le problème des retombées.

Alex Wellerstein, historien du nucléaire au Stevens Institute of Technology

Dans les décennies qui ont suivi, les chercheurs voulant étudier les effets de l’essai Trinity se sont heurtés au manque de données.

En 1945, les États-Unis n’avaient pas de réseau de stations pour détecter les retombées, explique Sébastien Philippe, auteur principal de l’étude. En outre, les données météorologiques et atmosphériques essentielles n’ont été colligées qu’à partir de 1948. Des essais nucléaires à partir de 1951 au Nevada (à 1000 km au nord-ouest du site de l’explosion de Trinity) ont été mieux suivis et on a pu, avec ces données, essayer de modéliser ce qui s’était passé en 1945. Mais l’analyse des effets de Trinity est demeurée ardue et frustrante.

PHOTO DÉPARTEMENT DE LA DÉFENSE DES ÉTATS-UNIS, FOURNIE PAR LE NEW YORK TIMES

Le champignon atomique durant l’essai Trinity, en juillet 1945

« Les ensembles de données des essais atmosphériques au Nevada [qui ont eu lieu de 1951 à 1992] et les données que nous pouvions trouver pour Trinity n’étaient pas comparables, explique Mme Alzner. On ne pouvait pas les placer sur la même carte. On a continué à chercher. »

Déterminée à combler les lacunes, l’équipe a entamé l’étude il y a 18 mois. Sébastien Philippe, coauteur d’une recherche similaire en 2021 sur les essais nucléaires français dans le Pacifique, a une grande expertise en modélisation des retombées radioactives.

Coup de main des Européens

La chance leur a souri en mars, quand le Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme a publié des données historiques remontant à 1940 sur les phénomènes météorologiques s’étendant jusqu’à 30 000 pieds ou plus au-dessus de la surface de la Terre.

« Pour la première fois, nous avions la reconstitution précise, heure par heure, de la météo mondiale depuis 1940 », explique Gilbert P. Compo, un des coauteurs de l’étude sur Trinity.

Chaque évènement qui a mis quelque chose dans l’air, peu importe ce que c’est, peut maintenant être suivi, à l’heure près.

Gilbert P. Compo, un des coauteurs de l’étude sur Trinity

À l’aide des nouvelles données et d’un logiciel de la NOAA, M. Philippe a pu réanalyser les retombées de Trinity. Les auteurs de l’étude reconnaissent les limites et les incertitudes de leurs calculs, mais ils affirment que leurs estimations sont prudentes et probablement basses.

Les résultats montrent que le Nouveau-Mexique a été fortement touché. Les calculs montrent la trajectoire du nuage s’étendant principalement sur le nord-est de l’État, mais une partie du nuage a décrit une spirale vers le sud et l’ouest durant les jours suivant l’explosion. Selon les chercheurs, il y a « des endroits au Nouveau-Mexique où les dépôts de radionucléides ont atteint les mêmes niveaux qu’au Nevada ».

PHOTO ARCHIVES NATIONALES DES ÉTATS-UNIS, FOURNIE PAR LE NEW YORK TIMES

Cette photo non datée montre une enveloppe envoyée au général Leslie Groves, responsable du projet Manhattan. Elle porte la mention écrite à la main « À montrer au DOpp ». Elle contenait de la pellicule photographique contaminée, envoyée de Rochester, dans l’État de New York, un premier indicateur que les retombées de l’essai nucléaire Trinity se propageaient dans tout le pays.

Selon M. Philippe, les retombées de Trinity représentent 87 % des dépôts totaux observés au Nouveau-Mexique, qui a également reçu des dépôts provenant des essais en surface du Nevada. L’étude a également révélé que le comté de Socorro – où a eu lieu l’essai de Trinity – se classe au cinquième rang des comtés des États-Unis pour ce qui est des dépôts par comtés.

Les gens vivant sous le vent à proximité de l’explosion de Trinity, au Nouveau-Mexique, n’ont jamais été admissibles à l’indemnisation fédérale adoptée en 1990 à l’intention des personnes habitant près des sites d’essais nucléaires et susceptibles d’avoir été exposées à des retombées radioactives mortelles.

La Loi sur l’indemnisation de l’exposition aux rayonnements a permis de verser plus de 2,5 milliards de dollars aux travailleurs du secteur nucléaire dans une grande partie de l’ouest des États-Unis et aux personnes ayant vécu près du site d’essai du Nevada et susceptibles d’avoir développé un cancer ou d’autres maladies à la suite d’une exposition aux rayonnements.

La bombe atomique en quelques dates

Août 1939

Des physiciens, dont Albert Einstein, signent une lettre alertant le président Franklin D. Roosevelt de la possibilité de « bombes d’un nouveau type et extrêmement puissantes » à base d’uranium et du risque que l’Allemagne nazie en produise.

16 juillet 1945

Explosion de la première bombe atomique (essai Trinity) au Nouveau-Mexique.

6 et 9 août 1945

Bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, au Japon, entraînant la capitulation du Japon et la fin de la Seconde Guerre mondiale.

29 août 1949

Les Soviétiques font exploser leur première bombe atomique et lancent une série d’essais.

1962

Fin des essais nucléaires atmosphériques américains et soviétiques

Cet article a été publié dans le New York Times.

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