Au début des années 1910, une bande d’illuminés élabore le projet d’une ville utopique. Parmi eux, un Canadien français aujourd’hui oublié…

C’était le projet le plus insensé, le plus extravagant, le plus mégalo. Et il s’en est fallu de peu pour qu’il se concrétise.

Au début des années 1910, un couple d’artistes américains établi à Rome, Hendrik et Olivia Andersen, rêve d’une cité internationale vouée à l’avancement de l’humanité. On y trouverait des centres d’art, des salles de sport, des lieux de culte, de science et de savoir, de grands jardins, des bâtiments exceptionnels, des monuments gigantesques, toutes sortes d’infrastructures vouées à la beauté et à la fraternité mondiale.

Leur délire de ville utopique semble tout à fait irréalisable. Et pourtant, les Andersen parviennent à rallier à leur cause l’élite des réseaux pacifistes américains et européens. Un architecte français primé se joint à eux. Des Belges visionnaires leur apportent leur soutien. Des mécènes se mobilisent. Ils vont même rencontrer le roi d’Italie et, plus tard, Mussolini.

Contre toute attente, le « Centre mondial des communications » enthousiasme la presse et recueille des articles de fond dans de grands journaux comme le New York Times et Le Figaro. Il faudra le déclenchement de la Première Guerre mondiale pour que le projet tombe à l’eau, pour d’évidentes raisons.

Cent ans plus tard, un récit passionnant raconte l’histoire de ce rêve inachevé et depuis largement oublié. L’enquête, signée par le journaliste français Jean-Baptiste Malet, prix Albert-Londres du livre 2018, s’intitule La capitale de l’humanité. On y suit, pas à pas, la naissance du fantasme et sa mise en place progressive, jusqu’à l’effondrement final.

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Urbain Ledoux en 1924

On y rencontre aussi et surtout une galerie de personnages illuminés, pour ne pas dire hallucinés, qui mèneront ce projet à bout de bras, avec la conviction d’être investis d’une mission quasi divine. Parmi eux, un Québécois, ou plutôt un Canadien français de souche immigré aux États-Unis : l’inénarrable Urbain Ledoux.

Militant avant l’heure

Le projet est déjà passablement avancé lorsque les Andersen, de passage à New York, embauchent Ledoux comme « lobbyiste ». Son travail en Europe sera de convaincre les réseaux pacifistes de s’impliquer dans la « cité mondiale des communications ». Ce qu’il fera pendant près de deux ans – avec un impact réel – malgré ses problèmes d’alcool et ses humeurs en montagnes russes.

« Je pense que lui aussi est assez illuminé et qu’il avait de vrais problèmes psychiatriques, Mais il était sincère et sans lui, cette ville n’aurait pas eu le même succès. Il est un tournant dans l’histoire », résume Jean-Baptiste Malet, joint à Bruxelles.

Urbain Ledoux semble en effet le candidat idéal pour se joindre à l’équipe du Centre mondial des communications. C’est un humaniste convaincu, bilingue de surcroît, qui connaît bien les rouages de la diplomatie. Mais le projet des Andersen ne sera au final qu’un jalon de son étonnant parcours.

Né à Sainte-Hélène-de-Bagot en 1874, Ledoux émigre très jeune dans le Maine, à l’instar de 900 000 autres Québécois entre 1840 et 1930. Il va fonder deux journaux pour la communauté francophone (L’Indépendance, Le Figaro illustré), sans être officiellement journaliste. Il a plutôt l’âme d’un entrepreneur touche-à-tout, débrouillard et original.

Idéaliste, il étudie la prêtrise au Québec, mais abandonne le tout après avoir été témoin de certains abus au séminaire, relate Wikipédia. Impliqué en politique, il est nommé consul des États-Unis (!) à Trois-Rivières (!!), puis à Prague alors partie de l’empire austro-hongrois. Revenu à Boston, puis à New York, il délaisse la vie de diplomate pour s’intégrer aux milieux pacifistes, ce qui mène à sa collaboration avec les Andersen, un épisode à peu près inconnu… jusqu’au livre de Jean-Baptiste Malet.

Au tournant des années 1920, Urbain Ledoux devient une vedette du mainstream américain en s’impliquant de façon « performative » pour la cause des chômeurs et des sans-abri.

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Urbain Ledoux (à droite) en pleine « vente aux enchères de chômeurs », à New York, en 1922

Ledoux a déjà attiré l’attention en 1917 en se jetant dans l’eau du port d’Hoboken (New Jersey), à la poursuite du « bateau pour la paix » affrété par l’industriel Henry Ford, un épisode incidemment relaté par John Dos Passos dans sa trilogie U.S.A. Mais les journaux et les médias s’intéressent surtout à lui pendant les périodes de dépression lorsque, devenu travailleur social, il fonde à New York une soupe populaire et organise une série de happenings, dont ses retentissants simulacres de ventes aux enchères de chômeurs, qui lui vaudront de rencontrer le président de l’époque, Warren G. Harding.

À cette étape de l’histoire, Urbain n’est plus Ledoux, mais « Mr. Zero », militant anti-pauvreté et expert dans l’art du coup publicitaire. « C’est une sorte de militant avant l’heure », résume Jean-Baptiste Malet.

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Urbain Ledoux, alias « Mr. Zero », à la Maison-Blanche en 1921 pendant une conférence sur l’emploi

On en sait peu sur la suite, sinon qu’il se joint à la communauté religieuse Baha’i. Et qu’au nom de celle-ci, il va kidnapper (!) une riche veuve impliquée dans la secte (!!) internée contre son gré dans un sanatorium pour une histoire d’argent (!!!), une scène digne d’un film tragicomique.

C’est difficile de penser le personnage avec des grilles politiques sérieuses. Il est ce qu’on appellerait un irrégulier, un électron libre. Brouillon, mais capable de coups d’éclat. Quand on le voit dans les films d’archives, on sent qu’il est heureux d’aider les autres tout en appréciant la lumière.

Jean-Baptiste Malet, journaliste et auteur

Opportuniste ? Malet le voit plutôt comme un excentrique sincère. « Avec du recul, ça le rend assez séduisant, dit-il. Mais peut-être qu’au final, il n’était que cela. »

  • Urbain Ledoux menant un groupe de chômeurs sur Pennsylvania Avenue, à Washington, en octobre 1921

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    Urbain Ledoux menant un groupe de chômeurs sur Pennsylvania Avenue, à Washington, en octobre 1921

  • En campagne pour des emplois, en octobre 1921

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    En campagne pour des emplois, en octobre 1921

  • Urbain Ledoux en 1932 alors qu’il est arrêté par la police pour avoir organisé une manifestation de chômeurs devant la Maison-Blanche.

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    Urbain Ledoux en 1932 alors qu’il est arrêté par la police pour avoir organisé une manifestation de chômeurs devant la Maison-Blanche.

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En marge de la communauté

Après sa mort en 1941, Urbain Ledoux sombre dans l’oubli et ne refait surface que dans de rares articles sur la Grande Dépression ou la présence francophone en Nouvelle-Angleterre.

Au Québec et dans les petites villes francophones du Maine, personne ne se souvient de ce singulier personnage. Avec raison, puisqu’il a vite quitté les jupes de la communauté canadienne-française pour se fondre dans le courant dominant aux États-Unis, où il brillera de tous ses feux.

« Il ne cadre pas dans le récit traditionnel qu’on a offert aux gens sur l’histoire franco-américaine », explique Patrick Lacroix, qui évoque brièvement Ledoux dans son livre Tout nous serait possible : une histoire politique des Franco-Américains. « C’est quelqu’un qui cloche avec tout ce qui se passe dans le milieu franco-américain. Sa trajectoire ne passe pas par les paroisses catholiques ou les sociétés Saint-Jean-Baptiste. Ses positions pacifistes et socialistes sont considérées comme suspectes par les milieux ultramontains. »

Il aura fallu le livre d’un journaliste français, racontant le rêve insensé d’un couple d’Américains établis à Rome, pour que ce truculent personnage, né en Montérégie mais retransplanté dans le Maine, finisse par revivre sous nos yeux. L’histoire est parfois pleine de détours, à l’image de l’étrange parcours d’Urbain Ledoux, idéaliste, pacifiste, entrepreneur, militant, diplomate, bonimenteur, vaguement aventurier et champion du marketing. À quand la série Netflix ?