Les États doivent rapidement intensifier leurs efforts pour empêcher l’utilisation illicite de puissants logiciels espions comme celui de la firme israélienne NSO Group, Pegasus, qui a servi à la surveillance de nombreux journalistes et défenseurs des droits de la personne dans le monde.

Malgré la gravité des révélations ayant découlé, au cours de l’été, d’une vaste enquête menée à ce sujet par l’organisme français Forbidden Stories de concert avec des dizaines de médias internationaux, nombre de gouvernements sont demeurés « presque cois » alors qu’il y a urgence d’agir, plaide la secrétaire générale d’Amnistie internationale, Agnès Callamard.

« On ne peut plus penser aujourd’hui qu’il s’agit d’un problème anecdotique […]. Il s’agit d’un problème global qui demande une réponse globale », a-t-elle plaidé jeudi à l’occasion d’une table ronde en ligne regroupant plusieurs organismes qui s’inquiètent du manque d’encadrement de ce secteur en plein développement.

PHOTO JOËL SAGET, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnistie internationale

Mme Callamard, qui était précédemment rapporteuse des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, a constaté en enquêtant sur la mort de Jamal Khashoggi que la surveillance illégale de plusieurs membres de son entourage avait aidé à piéger le journaliste saoudien.

Ces écoutes ont continué même après la mort de M. Khashoggi pour viser notamment sa fiancée alors qu’elle se trouvait en « état de vulnérabilité extrême », ce qui témoigne, selon Mme Callamard, du cynisme des commanditaires de l’assassinat, imputé par les services de renseignements américains au prince héritier Mohammed ben Salmane.

Mary Lawlor, qui est rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits de la personne, note que la surveillance électronique est un crime qui devient « souvent un prélude à d’autres formes d’attaques » contre les militants pris pour cibles par des régimes répressifs.

Des acteurs de la société civile ciblés

Le concepteur de Pegasus affirme que le logiciel espion, installé à distance sur les téléphones, n’est vendu qu’à des États et doit servir uniquement dans la lutte contre le terrorisme ou les crimes graves. Plusieurs enquêtes, dont celle de l’été dernier, ont cependant démontré qu’il était fréquemment utilisé contre des acteurs de la société civile n’ayant rien à se reprocher au regard de la loi.

Siddharth Varadarajan, fondateur indien du journal indépendant The Wire, l’a découvert à ses dépens au printemps lorsqu’il a été contacté par des représentants de Forbidden Stories qui soupçonnaient son téléphone d’avoir été ciblé en se basant sur des listes de numéros provenant de NSO Group.

Je me suis senti violé, agressé, tant comme journaliste que comme individu, après avoir eu confirmation que c’était le cas […]. Personne n’est à l’abri.

Siddharth Varadarajan, fondateur indien du journal indépendant The Wire

M. Varadarajan s’est par la suite joint à l’enquête en focalisant ses efforts sur une liste de numéros liés à des appareils indiens.

L’exercice a permis notamment de révéler que des membres de la classe politique du pays, dont le conseiller influent d’une adversaire politique importante du premier ministre Narandra Modi, avaient été pris pour cibles avec Pegasus en pleine élection.

La découverte, décrite comme une sorte de « Watergate indien », a montré que ce ne sont pas que les journalistes et les militants des droits de la personne qui peuvent être victimes d’espionnage électronique illicite avec les logiciels actuellement disponibles.

« L’intégrité même du processus électoral de la plus grande démocratie de la planète peut aussi être compromise », relève M. Varadarajan, qui plaide aussi pour un renforcement des contrôles à ce sujet.

Technologies « à double usage »

Les participants à la table ronde de jeudi demandent notamment que les logiciels espions soient considérés par les États comme des technologies « à double usage » et soient étroitement régulés pour éviter toute exportation vers des pays peu regardants en matière de respect des droits de la personne.

Mark Zellenrath, un ambassadeur des Pays-Bas aux Nations unies, a indiqué jeudi que l’Union européenne avait déjà pris une décision en ce sens. Des démarches sont par ailleurs en cours, a-t-il précisé, pour obtenir l’appui de l’ensemble des pays – une quarantaine au total – qui ont déjà adhéré à l’arrangement de Wassenaar sur l’exportation d’armes conventionnelles et d’armes à double usage.

Mme Callamard note que les États doivent par ailleurs expliciter leurs pratiques en matière de surveillance intérieure et faire rapport aux élus sur la « manière et l’étendue » de l’utilisation qui est faite de technologies comme Pegasus.

Des recours judiciaires ciblés doivent par ailleurs être envisagés pour faire avancer le dossier dans les cas où les États sont rétifs à bouger et à faire preuve de transparence, relève Mme Callamard.

Une telle démarche est déjà engagée en Inde pour tenter de contraindre le gouvernement de M. Modi à préciser s’il s’est bel et bien porté acquéreur du logiciel espion de NSO Group et l’a utilisé de manière illicite.

Quoi qu’il advienne, il est impératif que les journalistes et les militants des droits de la personne « ne se laissent pas paralyser par la peur de Pegasus », plaide M. Varadarajan.

180

Nombre de journalistes identifiés comme des victimes du logiciel Pegasus

85

Nombre de militants des droits de la personne identifiés comme des victimes du logiciel Pegasus

Source : Forbidden Stories