Comme chaque année au mois de septembre, l’Assemblée générale des Nations unies (ONU) s’est réunie cette semaine à New York. Mais l’ambiance n’avait rien de très excitant. COVID-19 oblige, les Trump, Macron, Poutine ou Xi ont brillé par leur absence, se contentant de vidéos préenregistrées, tandis que les États-Unis imposaient unilatéralement de nouvelles sanctions à l’Iran. Bien triste façon de célébrer le 75e anniversaire de cette institution fondée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, que certains considèrent aujourd’hui comme obsolète. L’ONU a-t-elle encore sa raison d’être ? On a posé la question à la diplomate québécoise Louise Fréchette, ancienne vice-secrétaire générale de l’ONU, et au journaliste français Romuald Sciora, coauteur du livre Qui veut la mort de l’ONU ?

Vous êtes médecin. L’ONU vient consulter. Quel bilan de santé faites-vous ?

Romuald Sciora : Personne en fin de vie. Vous essayez de lui prescrire les éventuels médicaments dont elle peut avoir besoin. Vous la conseillez sur les meilleurs moyens d’avoir une fin de vie la plus agréable possible. Mais vous savez que c’est inéluctable. Attention : je parle ici de l’ONU politique, c’est-à-dire l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité, qui sont devenus une coquille vide. Du côté de ses agences et de ses programmes, l’ONU reste toujours très active. Pensons à l’UNICEF, au Haut-Commissariat pour les réfugiés, à la Cour pénale internationale, à l’Organisation mondiale de la santé…

Louise Fréchette : C’est clair qu’avec la montée des tensions entre les États-Unis et la Chine en particulier, mais aussi la Russie, les choses ne fonctionnent pas aussi bien qu’avant. Les cinq membres du Conseil de sécurité [France, Chine, Russie, États-Unis, Royaume-Uni] ne peuvent pas s’entendre, ils ont le droit de veto et donc ça bloque. Mais les Nations unies, ce n’est pas que le Conseil de sécurité. C’est un ensemble d’institutions qui jouent une multitude de rôles. C’est un forum de débats, un endroit où on négocie des normes internationales, où on harmonise les actions des États, où on fait de la recherche et des statistiques qui font autorité. C’est une voix, c’est un symbole qui rappelle aux gens les valeurs sur lesquelles on s’est entendus.

En 2020, quel est le poids réel de l’ONU ?

RS : Le poids politique de l’ONU aujourd’hui est quasiment nul. Il n’y a aucune influence du secrétaire général sur la scène mondiale. Depuis 15 ans, aucun n’a pu ou voulu s’impliquer dans une des grandes crises mondiales. Le mandat d’António Gutteres (actuel secrétaire général) est un échec total. On ne l’a pas entendu lorsque Trump a quitté la COP21, l’entente sur le nucléaire iranien, l’OMS… Et puis il y a un désintérêt d’une nouvelle génération de dirigeants, qui n’ont pas connu la Seconde Guerre mondiale et ne voient plus l’intérêt de ce genre d’organisation. Ils trouvent plus d’intérêt à s’exprimer de façon bilatérale ou dans des réunions comme le G20 ou le G8 ou autour d’ensembles régionaux, qui regroupent des États avec des intérêts communs ou similaires.

LF : La fin de la guerre froide a ouvert une période exceptionnelle pour les Nations unies où, tout à coup, il y avait une vraie convergence dans le monde, sur les valeurs de démocratie de défense des droits de l’homme. C’est une période où on sentait la puissance d’action. Même s’il y a eu des moments de faiblesse, comme le Rwanda, l’ONU avait un pouvoir de ralliement qui est moins présent aujourd’hui. Mais en réalité, c’est une période assez exceptionnelle dans l’histoire des Nations unies. Sur ces 75 ans, il y a peut-être eu 15 ans où on a eu cette espèce d’unanimité et de convergence internationale. C’était utopique de penser que c’était la fin de l’histoire.

On parle depuis plusieurs années d’élargir le Conseil de sécurité, en intégrant notamment de nouveaux membres permanents pour mieux refléter notre époque. Cette réforme peut-elle lui donner un nouveau souffle ?

RS : Je pense personnellement qu’il n’y aura pas de second souffle. Mais si vous voulez tenter de le réanimer, oui, ce serait la première chose à faire : intégrer des pays comme l’Inde, le Japon, l’Allemagne, l’Afrique du Sud… Mais ça n’arrivera jamais, pas en tout cas dans les 5, 10 ou 15 prochaines années. La France n’a aucun intérêt à ce que l’Allemagne ait un siège permanent. Le Pakistan s’opposera totalement à ce que l’Inde ait un siège permanent et la Chine mettra son veto. Les pays africains ne parviendront jamais à se mettre d’accord… On n’en sort pas. Les grandes puissances n’ont pas d’intérêt à ce que ça se fasse.

Le droit de veto, justement, est source de nombreux blocages au Conseil de sécurité. Faut-il aussi le remettre en question ?

LF : C’est quelque chose qui est sur la table depuis longtemps. On a parlé de restreindre les circonstances dans lesquelles on peut l’utiliser. L’autre débat c’est : si on fait entrer de nouveaux membres permanents, est-ce qu’eux aussi vont avoir le droit de veto ? Plusieurs aspirants ont dit qu’ils ne le voulaient pas. Personnellement, si je voulais faire une réforme du Conseil de sécurité, j’aborderais ça de façon différente. Je serais tentée par un système de constituencies (circonscriptions). Qu’on forme un comité qui est vraiment représentatif des différentes régions du monde, avec des formules d’élections à déterminer. Ce serait sur une base différente que simplement rajouter quelques pays parce qu’ils ont une puissance économique x. La clé, c’est de repenser assez fondamentalement la gouvernance, mais dans les circonstances actuelles, je ne vois pas comment ça peut se passer. Il faut une volonté des États-Unis. Leur participation est incontournable. Le problème, c’est que l’administration Trump ne croit pas au multilatéralisme.

Est-ce que le monde pourrait se passer de l’ONU ?

RS : Malheureusement oui. L’ONU politique va disparaître de plus en plus et être totalement absente d’ici 10-15 ans. Pour qu’une organisation comme celle-ci renaisse, il faut en principe un choc géopolitique majeur, comme des guerres mondiales. La COVID-19 aurait pu permettre une réaction multilatérale. Mais, comme pour l’Union européenne, tout le monde n’en a fait qu’à sa tête. Il n’y a pas eu de sursaut. Donc, je ne vois aucun sursaut pour l’ONU d’ici les prochaines années. Paradoxalement, l’ONU n’a jamais été plus nécessaire.

LF : De l’ONU comme institution ? Bien sûr. Le monde peut se passer d’institutions, en démolir, en créer d’autres. Est-ce que le monde peut se passer des règles communes ? Non. Un monde où il y a des règles communes sur le commerce, sur la pêche en haute mer, sur l’utilisation des armes, c’est ça, le but de l’ONU. C’est un ensemble de mesures agréées par tout le monde, qui font qu’il y a un peu d’ordre dans les contacts entre les États. Ce qui est extraordinaire, c’est que, depuis 75 ans, malgré toutes les défaillances, ça a tenu. Dans la grande majorité des cas, la grande majorité des pays se conforme aux règles communes qui ont été agréées au fil des ans. Soixante-quinze ans de paix, c’est grâce à ça…