L'appui que donnait hier le vice-président américain Dick Cheney à l'entrée de la Géorgie dans l'OTAN n'est que l'une des retombées politiques de la guerre éclair qui a embrasé le Caucase, le mois dernier. Un mois après l'explosion, retour sur un événement qui a changé le monde.

Il y a trois ans, Dmitri Rogozine dirigeait un parti nationaliste russe, Rodina, qui briguait les suffrages aux élections municipales de Moscou. Pour faire connaître son programme farouchement opposé aux immigrants du Caucase, le parti avait fait jouer à la télévision une publicité dans laquelle on voyait des vendeurs de fruits à la peau mate à côté d'un tas d'écorces de melon d'eau. Puis apparaissait M. Rogozine affirmant: «Débarrassons-nous de ces déchets.»

Cette pub ouvertement raciste avait créé un tel tollé que Rodina a fini par être écarté du scrutin. Mais Dmitri Rogozine a poursuivi sa carrière politique jusqu'au poste stratégique de représentant russe auprès de l'OTAN. Et pendant que le Caucase s'embrasait, le mois dernier, il a multiplié les déclarations confirmant sa réputation de fort en gueule.

Exemple: il a comparé l'attaque géorgienne contre l'Ossétie-du-Sud aux attentats terroristes du 11 septembre 2001, puis à l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche, qui avait servi de déclencheur à la Première Guerre mondiale. Deux analogies qui laissent planer des menaces d'escalade militaire.

C'est d'autant plus significatif que Dmitri Rogozine n'est pas le seul. «La Russie fait appel à une rhétorique de plus en plus agressive dans les affaires internationales», constate Chris Schneider, vice-président de l'International Crisis Group, un centre d'analyse indépendant établi à Bruxelles et Washington.

«Nous n'avons peur de rien, pas même de la perspective d'une nouvelle guerre froide», a déclaré le président russe Dmitri Medvedev alors que le conflit entre la Géorgie et la Russie battait son plein.

Quand, en pleine escalade, la Pologne a décidé d'adhérer au bouclier antimissile américain, le chef d'état-major russe n'y est pas allé par quatre chemins: ce geste expose ce pays à des frappes militaires, a-t-il averti.

Mardi dernier, nouvelle déclaration du président Medvedev, qui comparait le président géorgien Mikheïl Saakachvili à un «cadavre politique».

Au-delà de sa part des responsabilités dans l'explosion qui a embrasé le Caucase le 8 août dernier, «Saakachvili reste le président d'un État reconnu, il a été élu à deux reprises lors d'élections réputées démocratiques», s'indigne Dominique Arel, directeur de la chaire d'Études ukrainiennes à l'Université d'Ottawa.

Cet expert se dit extrêmement inquiet de la tournure que prennent les événements et qui transparaît chaque jour dans le discours du Kremlin. «La Russie fait preuve d'une rhétorique extrêmement agressive comme on n'en voyait pas même durant la guerre froide», souligne-t-il.

Cette escalade verbale soulève des questions sur les intentions futures de la Russie, note de son côté Mark Schneider. Car les flèches verbales ne visent pas uniquement la Géorgie. Dans la ligne de mire diplomatique du Kremlin se trouve aussi l'Ukraine, un pays qui abrite une forte population russophone et qui, comme la Géorgie, a des velléités d'adhésion à l'OTAN.

L'Ukraine fournira-t-elle le prochain terrain d'affrontement entre Moscou et une ex-république soviétique? Les tensions autour de la péninsule russophone de Crimée où sont stationnées les forces russes risquent-elles de dégénérer? C'est ce que craignent plusieurs observateurs, dont Dominique Arel, qui souligne que l'Ukraine a longtemps fait partie de l'empire russe. Et que le mot empire est très à la mode ces jours-ci à Moscou.

«Accuser la Russie de vouloir restaurer son ancien empire, ça ne tient pas debout, tempère le politicologue Jacques Lévesque. Moscou veut simplement réaffirmer ses intérêts dans l'ancien espace soviétique.»

Et cette réaffirmation passe, selon cet expert de la Russie, par un frein aux ambitions expansionnistes de l'OTAN. Les relations entre la Russie et le monde occidental subiront d'ailleurs un test crucial lors de la prochaine rencontre des ministres des Affaires étrangères de l'OTAN, en décembre, note M. Lévesque.

Tout a changé

Qu'ils craignent ou non le retour de «l'ours» russe, la plupart des analystes s'entendent sur un point: les retombées du conflit russo-géorgien dépassent largement le territoire sécessionniste de l'Ossétie-du-Sud. Avec cette guerre, c'est toute la dynamique mondiale qui vient d'être modifiée.

«Le conflit russo-géorgien a transformé le monde géopolitique contemporain, avec des conséquences importantes pour la paix et la sécurité en Europe», note l'International Crisis Group dans son récent rapport.

«L'ère de l'hégémonie unipolaire américaine est terminée», affirme Simon Montefiore, grand expert de la Russie et auteur de deux biographies de Staline.

La portée de ce virage ne fait pas l'unanimité. Alors que certains analystes évoquent le retour de la guerre froide, d'autres, comme Jacques Lévesque, notent que l'on ne retourne pas aux conflits idéologiques des années 50 et qu'il est peu probable que Moscou ait des prétentions sur tout le territoire autrefois contrôlé par l'URSS.

«L'idée d'une nouvelle guerre froide est trompeuse», écrit l'ancien ministre des Affaires étrangères allemand Joschka Fischer dans le Guardian. Selon lui, malgré son sous-sol gorgé de ressources naturelles, la Russie des années 2000 n'a ni la puissance ni la stature de l'URSS. Elle n'est donc pas en mesure de s'engager dans une confrontation d'égal à égal avec Washington.

Guerre froide? Guerre tiède? Au-delà de ces considérations sémantiques, un constat fait l'unanimité: il y a un mois, en répondant par une offensive militaire massive à l'attaque de la Géorgie, la Russie a ouvert un nouveau chapitre de l'histoire du monde.