La finale de Succession ne marquera pas seulement l’aboutissement des guerres intestines du clan Roy. Elle pourrait signaler l’échéance d’une période charnière en télévision, qu’on appelle l’ère « peak TV ».

Cette théorie a récemment fait l’objet d’un article du Financial Times1. Et tout indique qu’elle tient la route, nous confirment des acteurs et observateurs de l’industrie.

Mais avant d’aller plus loin, précisons la signification et l’origine de l’expression « peak TV », qu’on pourrait traduire en français par « surabondance télé ». Elle émane de l’Américain John Landgraf, grand patron du réseau FX, qui l’a concoctée en 2015 pour qualifier le nombre quasi écrasant de contenus scénarisés proposés au public, au moment où Netflix entamait son irrésistible poussée, aux côtés de plateformes comme Prime Video et Hulu. En d’autres termes, il s’agit d’une formule utilisée pour décrire « une période sans précédent en termes de nombre de séries de fiction produites annuellement », résume Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal.

Lorsque Landgraf a initialement prononcé ce terme, plusieurs services de vidéo sur demande n’avaient pas encore éclos, comme Disney+, HBO Max, Apple TV+ et Peacock. Il ignorait que l’ère du « peak TV » était loin d’avoir atteint son véritable « pic » et qu’elle allait s’étirer sur plusieurs années. Hormis un léger recul en 2020 en raison d’une certaine pandémie mondiale, la croissance est demeurée soutenue. L’an dernier, pas moins de 599 séries de fiction ont émergé, selon Variety. Un énième record.

À moins d’un rebondissement digne d’une finale de saison de District 31, ce sommet ne sera pas égalé cette année. D’après un rapport d’Ampere Analytics examinant la « guerre froide » des géants de la diffusion en continu aux États-Unis publié en mars dernier, les investissements des plateformes américaines « ont commencé à plafonner ».

Si l’objectif des services de vidéo sur demande était, jusqu’en 2022, d’augmenter leur nombre d’abonnés, en 2023, leur but premier est d’être profitables, ce qui pousse certains acteurs, comme Paramount+, Warner Bros. et Disney à réduire leurs dépenses. Ils reconnaissent peut-être ainsi qu’ils doivent revoir leur stratégie.

Extrait d’un rapport d’Ampere Analytics sur la « guerre froide » des géants américains de la diffusion en continu

Est-ce qu’une série à grand déploiement comme Succession, qui brosse le portrait d’une famille aussi riche que dysfonctionnelle, pourrait naître dans pareil contexte ? Rien n’est moins sûr, surtout lorsqu’on jette un œil aux manchettes des derniers mois : licenciements massifs chez Disney et HBO Max, fléchissements d’abonnements, annulation de séries, etc. Parce qu’il faut beaucoup, beaucoup d’argent pour filmer toutes ces balades en hélicoptère, rencontres au sommet et réceptions mondaines qui composent le quotidien de Logan, Kendall, Shiv, Roman et compagnie, on imagine facilement un diffuseur rejeter une production aussi ambitieuse. Lorsque Crave relaiera la finale de Succession, le 28 mai prochain, on pourra s’estimer chanceux que l’œuvre créée par Jesse Armstrong ait reçu le feu vert de HBO en 2017, alors que tout le monde dépensait sans compter.

PHOTO FOURNIE PAR CRAVE

Brian Cox incarne Logan Roy dans Succession.

La diversité des séries menacée

D’autres données d’Ampere Analytics confirment le ralentissement observé au pays de l’Oncle Sam. En janvier et février, le nombre de commandes d’émissions pour l’auditoire américain avait chuté de 24 % par rapport au même intervalle en 2022.

Selon la professeure Stéfany Boisvert, le téléspectateur moyen ne ressentira pas nécessairement ce repli, puisque de toute façon, il n’y a pas assez d’heures dans une journée pour consommer toutes les heures de contenu disponibles.

Mais attention. La morosité de l’économie mondiale, combinée au souci de rentabilité des plateformes, risque d’engendrer un effet pervers. La diversité des séries pourrait être menacée. « Les géants pourraient privilégier des séries consensuelles qui rallient un vaste public, indique Stéfany Boisvert. Ça peut nuire aux séries d’auteurs. Ça peut aussi nuire aux séries comme Succession, qui mettent du temps avant d’obtenir de bonnes cotes d’écoute. Les entreprises pourraient être tentées d’annuler rapidement des œuvres qui pourraient devenir marquantes. »

Au Québec

La fin de l’ère « peak TV » touche également le Québec, affirme Nicola Merola, président de Pixcom, la boîte derrière Indéfendable et Alertes.

« Depuis quelques années, Bell Média investit en fiction. Radio-Canada et TVA continuent d’en faire, comme Tou.tv et Club illico. Il y avait des commandes comme jamais auparavant. Ce n’est pas quelque chose qui peut perdurer, parce qu’il n’y a pas assez d’argent dans notre écosystème. »

De surcroît, Nicola Merola observe une « contraction » du secteur audiovisuel au Québec depuis peu.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Nicola Merola, président de Pixcom

Chez les producteurs, on sent qu’il y a moins de commandes de séries de fiction aujourd’hui par rapport à 2022 et 2021.

Nicola Merola, président de Pixcom

Chez Bell Média, propriétaire de Noovo et Crave, on dément ce déclin. « Actuellement, on prend de l’expansion, affirme Sophie Parizeau, directrice générale des fictions du groupe médiatique. On n’a pas l’intention de ralentir. »

La coproduction à la rescousse

D’après Nicola Merola, le milieu québécois devrait privilégier la coproduction pour continuer d’offrir un grand volume de séries. « Aux États-Unis, le nombre de chaînes qui n’ont plus les moyens de financer seules les séries augmente de plus en plus. Elles ont besoin de partenaires à l’international. »

PHOTO YAN TURCOTTE, FOURNIE PAR RADIO-CANADA

France Castel incarne Loulou Hébert dans Nuit blanche.

Pixcom s’est d’ailleurs inspirée d’un modèle semblable pour ressusciter Nuit blanche, que Radio-Canada avait débranchée après une seule saison. La série aura une suite sur Prime Video et Séries+, qui ont uni leurs forces pour l’occasion. « Séries+ n’aurait jamais pu financer cette série toute seule », résume Nicola Merola.

Bell Média a d’ailleurs récemment annoncé la mise en chantier d’une série sur Leonard Cohen, une coproduction Canada-Norvège-Grèce.

La série Succession est offerte sur Crave. Nouvel épisode chaque dimanche à 21 h.

1. Lisez l’article du Financial Times