Netflix frappait récemment un grand coup avec The Greatest Night in Pop, son documentaire sur la création de We Are the World. Mais le Québec a lui aussi eu, en 1985, son hymne pour l’Éthiopie. Les artisans de la chanson Les yeux de la faim racontent.

Au bout du fil, entre deux phrases, Nathalie Simard se met spontanément à chanter. « Les enfants, les enfants qui nous regardent », entonne-t-elle de la même voix claire, une quarantaine d’années après l’enregistrement de la réplique québécoise à We Are the World, un ver d’oreille presque aussi insistant que son inspiration américaine.

Mais contrairement à l’obsédant hymne créé par Michael Jackson et Lionel Richie, Les yeux de la faim n’a pas été enregistré en une nuit, mais plutôt en deux jours (un pour la musique, l’autre pour les voix), les 18 et 19 avril 1985, à l’initiative du journaliste Gil Courtemanche, qui en a signé les paroles, et du compositeur Jean Robitaille.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

L’album tiré de la chanson Les yeux de la faim a été certifié or.

Les yeux de la faim avait cependant en commun avec We Are the World de fédérer, au nom de l’aide à l’Éthiopie, otage d’une famine historique, des artistes de milieux radicalement opposés, que peu d’autres prétextes auraient pu réunir dans une même pièce : Céline Dion et Gilles Vigneault, Nanette Workman et Michel Louvain, Marjo et Yvon Deschamps, Beau Dommage et Toulouse, le bassiste d’Uzeb Alain Caron et les musiciens de l’Orchestre Métropolitain du Grand Montréal.

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« J’hésitais à concrétiser une idée que j’avais en tête depuis plusieurs semaines en pensant que quelqu’un d’autre y avait peut-être pensé », expliquait Jean Robitaille dans La Presse du 18 avril 1985. Les yeux de la faim arrivait en effet non seulement après We Are the World, mais aussi à la suite de Do They Know It’s Christmas ?, Tears Are Not Enough et Éthiopie, respectivement enregistrées à Londres, à Toronto et à Paris.

C’est lorsqu’il rencontre Gil Courtemanche par pur hasard que le pianiste se convainc de concrétiser son projet. Correspondant à l’étranger pour Radio-Canada, le défunt journaliste avait réalisé en décembre 1984 un bouleversant reportage dans le camp de réfugiés de Bati, une succession d’images d’hécatombe dont le visionnement demeure pénible.

« Le sujet était brûlant et, à l’époque, on était peut-être moins désensibilisés à l’horreur », se remémore l’éditeur Daniel Lafrance, qui était en 1985 le partenaire de Robitaille dans l’entreprise Parole et Musique et qui a agi à titre de coordinateur. « Je pense que c’est ce qui explique que des artistes qui n’étaient pas du tout du même univers aient accepté d’être là, malgré leurs différences. »

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Jean Robitaille

« Ç’a été facile de convaincre tout le monde, mais ç’a été un défi de les avoir à la bonne heure, à la bonne date, précise Jean Robitaille en entrevue. Et bien sûr, tout le monde voulait avoir son solo, mais ce n’était pas possible. »

On a décidé d’appeler la chanson Les yeux de la faim parce que c’est ce qui nous frappait : les yeux défaits des gens en famine.

Jean Robitaille

S’il garde le souvenir de séances en studio sans anicroche, le pianiste se rappelle que le grand des grands, peu rompu à une telle mélodie pop, avait dû se tourner vers un ami. « Gilles Vigneault se débattait avec sa partie, au point où il m’avait demandé de changer de ligne, mais je lui avais imposé ce passage qui va en montant et qui mettait en valeur sa voix de ténor. Jean-Pierre [Ferland] l’avait aidé à bien le phraser. »

Si c’était à refaire…

Nathalie Simard est évidemment de la partie, le 19 avril 1985, en compagnie de son frère René. Bien qu’elle soit au sommet de sa popularité – La guerre des tuques avait pris l’affiche en 1984 –, elle n’a alors que 15 ans. « De l’extérieur, j’avais peut-être l’air extravertie, mais j’étais hyper timide, confie-t-elle avec son habituelle chaleur. J’étais intimidée d’être en présence de tous ces grands artistes québécois. »

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Nathalie Simard en 1985

Aujourd’hui, lorsqu’elle croise un camarade qu’elle admire sur un plateau de télé, Nathalie n’hésite plus : « Je me dis : “J’ai juste une vie à vivre, je lui demande un selfie.” »

Mais contrairement à Diana Ross, qui avait saisi l’occasion d’une pause durant l’enregistrement de We Are the World pour réclamer un autographe à Daryl Hall, la jeune interprète n’avait pas encore ce courage. « Si c’était à refaire, je m’installerais un photobooth et je les inviterais un après l’autre, Renée Claude, Daniel Lavoie, Claude Léveillée, Céline, pour leur dire que je les aime. »

Mais où était Valiquette ?

Bien que Normand Brathwaite se soit vu attribuer un petit bout de chanson, d’autres artistes, pourtant majeurs, seront, eux, relégués à la chorale – le traitement Sheila E. –, dont Boule Noire, Patrick Norman, Paul Daraîche et Gilles Valiquette.

« C’est un peu gênant », lâche Normand Brathwaite en pouffant de rire. « Me semble que j’aurais donné ma place à Boule Noire. En tout cas, chose certaine, la prochaine fois que je croise Gilles Valiquette, je vais m’excuser de l’avoir upstagé dans Les yeux de la faim. »

PHOTO JEAN-YVES LÉTOURNEAU, ARCHIVES LA PRESSE

Normand Brathwaite en 1985

Mais Gilles Valiquette a-t-il réellement participé aux Yeux de la faim ? « Écoute, j’ai beau fouiller dans mes souvenirs, je ne me rappelle pas avoir été là », dit au téléphone celui dont la colossale mémoire, outre les refrains folk parfaits, est la marque de commerce.

Comment se fait-il que son nom se trouve dans la pochette ? « Tout s’est fait très vite. Peut-être qu’on l’avait dans la liste des gens qu’on voulait appeler et qu’on n’a pas eu le temps, ou qu’on l’a appelé et qu’il ne pouvait pas », suggère Daniel Lafrance, qui avait dû réunir la distribution des Yeux de la faim en quelques jours et d’innombrables coups de fil. « Mais si Gilles dit qu’il n’était pas là, il n’était pas là. »

Sentiment collectif

Lancé le 13 mai 1985, Les yeux de la faim est un immense succès. En plus d’atteindre la première place du palmarès radio, la grandiloquente ballade donne à Gil Courtemanche et à Jean Robitaille une citation dans la catégorie Auteur et/ou compositeur de l’année au Gala de l’ADISQ (ils s’inclineront devant Corey Hart). Le disque qui en est tiré – prix de vente suggéré : 5,98 $ – sera certifié or (50 000 exemplaires) en août.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Gil Courtemanche en 2009

Mais le désir d’à nouveau marcher dans les pas des Anglais et des Américains, en offrant au Québec sa version du concert caritatif Live Aid, se heurte à une fatigue compassionnelle. Un grand spectacle-bénéfice organisé par la Fondation Québec-Afrique devant se tenir au Forum de Montréal le 13 septembre 1985 est annulé la semaine précédant sa présentation, compte tenu du nombre réduit de billets vendus (seulement 1200).

« C’est comme si les gens avaient oublié l’Afrique. La télévision et les journaux en parlent moins souvent. Si on ne voit pas les gens mourir de faim, on ne s’y intéresse pas », tonnait Gil Courtemanche dans La Presse du 5 septembre 1985.

« J’espère ne pas avoir raison, mais j’ai l’impression qu’à l’époque, on avait un plus grand sentiment collectif, croit Jean Robitaille. Ce n’est pas qu’aujourd’hui, on n’est pas ému par ce qui se passe sur la planète, mais les artistes pensent peut-être plus à ce qu’on va dire à leur sujet s’ils s’engagent dans ce genre de projet. »

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