Julia Kerninon a 32 ans, quatre livres à son actif et déjà une excellente réputation: son premier roman publié en 2014, Buvard, a remporté une foule de prix, alors que son plus récent, paru seulement quatre ans plus tard, Ma dévotion, a charmé public et critiques. Nous avons joint la romancière française à son domicile de Nantes pour discuter de ce roman brillant qui parle de sacrifice et d'amitié, mais aussi d'art et de célébrité.

Le roman

Enfants d'ambassadeurs, Helen et Frank se sont connus en 1950, au début de leur adolescence, et ne se sont plus jamais quittés. C'est lorsqu'ils fuient leurs familles pour s'installer ensemble à Amsterdam que Frank découvre sa vocation d'artiste et, à part un hiatus de cinq ans, les deux amis, parfois amants, vivront toujours sous le même toit - jusqu'à ce que survienne un grand drame en 1995. Quand ils se revoient par hasard 23 ans plus tard, Helen, maintenant octogénaire, décide de raconter leur histoire de son point de vue: celle du grand peintre que Frank est devenu et de l'intellectuelle discrète qui a contribué à le fabriquer dans l'ombre. Une histoire de grands sentiments et de petites trahisons (et vice versa) qui se déroule dans le foisonnement artistique d'une époque dorée et bohème.

Parole de femme

Parce qu'elle donne la parole exclusivement à Helen, Julia Kerninon estime que son livre est féministe. «J'ai écrit ce livre avec pas mal de colère, alors que j'étais enceinte et que je me rendais compte des inégalités entre les hommes et les femmes de manière plus précise», dit celle qui a voulu décrire une femme qui se sacrifie pour le génie de l'homme qu'elle aime et admire. «C'est féministe, de montrer comment les femmes sont encore éduquées à se demander d'abord ce qui est nécessaire avant de se demander ce qu'elles veulent, précise-t-elle. Alors que les hommes, avec leur égoïsme mieux réparti, ils ne se demandent pas s'il faut faire les courses aujourd'hui, ce qui leur donne plus de temps pour faire des trucs bien. Cette position de sacrifice, on ne devrait pas trouver ça merveilleux ! Les femmes ratent leur vie à faire ça.»

Vie d'artiste

Au départ, Julia Kerninon rêvait d'écrire une fausse biographie de peintre. «On maîtrise toujours à moitié les livres qu'on écrit, dit-elle. J'ai des idées de livre plus intelligentes que ce que je suis capable de faire. Le résultat est toujours un peu plus couillon!» Comme elle a réalisé que «les grands livres sur la peinture ont déjà été écrits», Ma dévotion est devenu un livre sur l'amitié, sur l'incapacité d'aimer - «Helen n'est pas assez ouverte, pas assez prête à être vulnérable» -, sur les peintres qui, comme Jackson Pollock, étaient des «époux catastrophiques», sur la fabrication de la célébrité. Tout cela en étant capable de résumer brillamment l'histoire de la peinture néerlandaise en quelques paragraphes. «J'aime faire de la recherche. Pour en ressortir uniquement ce qui sera intéressant à lire, et qui fera de jolies phrases.»

Le pouvoir de la fiction

La première version du livre ne comportait aucun repère temporel ou géographique. «Je trouvais ça génial, cette idée qu'on aurait l'impression que ça se passe dans un temps abstrait. Mais mon éditrice m'a dit que c'était insupportable!» L'histoire culturelle et politique entre 1950 et 1995 est donc devenue la toile de fond de ce livre - «Un peu comme un filtre qu'on met sur une photo» - et lui a permis de mieux ancrer son histoire. «La fiction, c'est rendre réel et crédible quelque chose qui ne s'est pas produit. Ça veut dire qu'il faut faire rentrer des événements historiques dans quelque chose qui n'a jamais eu lieu. Ce n'est pas si facile, et je n'ai jamais poussé aussi loin ce travail.»

L'influence anglo-saxonne

Ma dévotion raconte 45 ans de vie en quelque 300 pages, avec un sens de la concision, de l'image et de la précision qui force l'admiration. Julia Kerninon, qui a un doctorat en littérature américaine, dit s'inspirer grandement de cette tradition. «Quand on vient de la tradition franco-française, les livres sont souvent un peu minces, petits, secs. Mais un écrivain américain, disons Jim Harrison, on ne peut pas dire qu'il n'y a pas à bouffer dans un livre de Jim Harrison. Même s'il y a des défauts. Il y a tout, des informations géographiques, de la nourriture, des chansons à écouter. Ou quand je lis Philip Roth, Lionel Shriver... ces gens ont mis autre chose dans leur livre que ce qui était utile, et je trouve ça capital.»

L'élégance du XXe siècle

Il y a un côté très classique et intemporel dans ce roman à l'écriture élégante. Julia Kerninon l'avoue: autant elle aime l'Europe, le XXe siècle et l'art de cette époque, autant elle s'intéresse pas mal moins à la nôtre. «Je trouve ça très reposant, cette époque où l'on avait l'impression que la vie n'était pas plus simple, mais simplifiée. Du coup, quand on décrit les rapports entre les humains, ce sont des rapports directs. Ils se voient ou ils ne se voient pas, ou au pire ils se passent un coup de téléphone. Si on veut capturer l'esprit du temps d'aujourd'hui, il faut faire allusion à toutes sortes d'outils de communication, et je n'ai pas trouvé comment inclure ça de manière élégante dans ma fiction.»

Extrait du roman

«Oui, s'ils pouvaient parler, j'en suis sûre, tes tableaux me trahiraient. Ils parleraient de ma stupidité, de mon aveuglement, de mon manque de franchise, et de mon égoïsme. Ils diraient comment, ayant échoué à te séduire, je m'enorgueillissais à présent que tu sois revenu dans mes parages, et que tu affiches une telle dépendance à mes bienfaits. Je n'étais certainement pas la plus belle, ni la plus douée, des femmes qui t'entouraient, mais j'étais apparemment la seule nécessaire, celle qui n'avait jamais été remplacée par aucune autre, celle qui n'avait pas à mendier ta présence par téléphone comme le faisaient différentes voix féminines chaque semaine, mais uniquement gravir d'un pas léger son escalier pour frapper à la porte du dernier étage de sa propre maison.»

IMAGE FOURNIE PAR ANNIKA PARANCE ÉDITEUR

Ma dévotion, de Julia Kerninon