Jacques Tardi a lancé la semaine dernière au Québec le dernier tome de la trilogie Moi René Tardi prisonnier de guerre au Stalag IIB. Le récit du père militaire, rentré en France après près de cinq ans de captivité pendant la Seconde Guerre mondiale, devient aussi celui du fils. Le bédéiste, alors en devenir, s'y dévoile comme il ne l'a jamais fait. Rencontre.

Dans le premier album, vous racontez la capture et la captivité de votre père dans un stalag. Dans le deuxième, son long retour, à pied, vers la France. Quel est l'état d'esprit de René Tardi au début du tome III?

Il ne trouve pas sa place en France. Tous ces prisonniers de guerre ont été mal reçus en France, pris pour responsables de la défaite. Ils ont eu de la difficulté à se réinsérer dans une vie normale. Comme il n'y a pas de travail et que mon père n'a pas fait d'études, il reste dans l'armée et va se retrouver stationné en Allemagne pour quelques années. Ma mère et moi irons le rejoindre à Bad Ems, puis à Fritzlar.

Vous racontez plusieurs souvenirs d'enfance dans cet album. Était-ce difficile de vous révéler de la sorte?

Un petit peu, oui, car je ne suis pas très fanatique de l'autobiographie. À moins d'avoir passé plusieurs fois le cap Horn, je trouve un peu indécent d'étaler sa vie. Mais c'était obligatoire que ça vire à une forme d'autobiographie, car un moment je prends le relais des souvenirs de mon père pour raconter les miens.

Votre père parlait-il volontiers de ses souvenirs?

Il parlait assez souvent de sa captivité, mais c'était en désordre, en fonction de la conversation. Un jour, dans les années 70, je lui ai dit: «Raconte-moi tout dans l'ordre, qu'on s'y retrouve.» Il a alors rempli quatre ou cinq cahiers d'écolier, recto verso, avec une écriture assez fine, où il raconte tout en détail. Quand j'ai lu ça, je me suis dit que j'en ferais quelque chose un jour. J'ai posé ces cahiers sur une étagère, en me disant «plus tard». Le temps a passé et mon père est mort.

Lorsque je m'y suis enfin mis, je me suis tout de suite trouvé coincé, car il y avait des tas de questions qui n'avaient pas été posées et auxquelles mon père, qui avait une bonne mémoire, aurait répondu. C'est pour ça que j'ai introduit dès le premier album un personnage d'enfant, qui est un peu moi, avant ma naissance. Ce dernier pose des questions qui restent encore sans réponse aujourd'hui.

Savez-vous pourquoi il s'est engagé dans l'armée si tôt, dès 1937?

Il y avait déjà des rumeurs de guerre avec l'Allemagne à l'époque. De plus, il voulait fuir son père, qui avait fait la Première Guerre mondiale et qui était autoritaire. À Valence, il y avait un régiment de chars de combat et mon père étant épris de mécanique, j'imagine que les chars qui sentaient l'huile ont dû l'attirer. Il s'est vite retrouvé embarqué dans la guerre.

Pourtant, il n'était pas du tout militariste et était assez cynique envers le gouvernement. Comme vous, d'ailleurs, qui avez refusé la Légion d'honneur!

Mon père n'était pas du tout militariste et son séjour en Allemagne après la guerre va nourrir ce sentiment. Il avait d'ailleurs monté ses médailles de guerre en porte-clés...

Quant à moi, je n'en ai rien à faire de la Légion d'honneur. Je n'ai rien à recevoir de ces gens des ministères pour qui je n'ai aucune estime. J'éprouve une espèce de répulsion pour tout ce qui est estampillé RF [République française] et qui devient quelque chose d'officiel. Napoléon disait qu'il avait créé la Légion d'honneur pour donner des hochets à ses généraux, qui aimaient bien les médailles. C'est enfantin. Et en plus, la Légion, ils la donnent à qui ? Houellebecq l'a eue, la Légion d'honneur. Un policier qui s'est fait filmer récemment en train de frapper durement des manifestants des gilets jaunes venait aussi de la recevoir. Bref, je n'en veux pas!

Vous évoquez les gilets jaunes... Après avoir tant représenté la Première Guerre mondiale et la Commune, pourriez-vous être inspiré par l'actualité pour un album?

J'ai besoin d'un peu de recul historique, besoin de lire des historiens. Je n'aime pas partir dans le brouillard. Il faut que j'aie tous mes éléments bien en place pour ne pas raconter trop de bêtises! Je lis beaucoup sur l'Algérie actuellement. Les guerres coloniales m'intéresseraient, mais le projet est complètement embryonnaire pour l'instant.

En ce qui concerne les gilets jaunes, j'y vois un parallèle avec la Commune, bien que je n'en sois pas sûr complètement. Les gens ont besoin de plus de démocratie directe, de plus de justice, comme à l'époque. Cela étant dit, il y a des éléments douteux parmi ces gilets jaunes...

Pour moi, on vit encore avec les conséquences de la Première Guerre mondiale et du Traité de Versailles. La guerre nous occupe encore énormément et nous empêche de vivre. Il suffit de penser à la bouilloire totale qu'est le Moyen-Orient...

Moi René Tardi prisonnier de guerre au Stalag IIB  - Après la guerre. Jacques Tardi. Casterman. 160 pages.

Image fournie par Casterman

Moi René Tardi prisonnier de guerre au Stalag IIB - Après la guerre, de Jacques Tardi