Qu'est-ce qu'une vie réussie? On ne trouvera pas la réponse dans Gens du milieu, un livre qui, en trente textes saisissant au coeur de leur existence des personnages définis par leurs fonctions ou leur statut - souvent privilégié -, finit par créer le tableau parfait de la normalité inquiétante de nos vies. Charles-Philippe Laperrière nous donne ainsi un catalogue savant de saints de la vie ordinaire dans lequel la plupart d'entre nous pourraient figurer.

D'ado sportif à écrivain

C'était un ado sportif qui a été contaminé par la passion de bons profs de littérature, ce qu'il est devenu. Après un détour par la maîtrise en sciences des religions - une thèse sur Sade! -, Charles-Philippe Laperrière se destine à l'enseignement au cégep de Saint-Laurent, où il travaille depuis une dizaine d'années. L'écriture et la publication arrivent plus tard, à 37 ans, comme s'il avait été retenu par son intellect et son admiration pour les «grands écrivains». D'abord un recueil de poésie, Barbare amour, publié l'an dernier, et maintenant Gens du milieu, dont il peine encore à définir le genre, sinon qu'il appartient à la vieille tradition des «vies» exposées comme exemples - et il cite la Vie des douze Césars de Suétone ou les Vies minuscules de Pierre Michon comme influences. «L'écriture, c'est tellement difficile, ça demande tellement de rigueur et d'énergie, de concentration du désir, confie-t-il. Pour moi, ç'a été long avant d'en venir à écrire vraiment, à me lancer dans le risque. Il y a un risque extraordinaire avec la littérature. Je suis habité, je suis tout croche, et en même temps joyeux; je suis à fleur de peau.»

Trente vies

Gens du milieu, ce sont 30 courts textes denses, à l'écriture fine et hyper travaillée, 30 personnages qu'on découvre par leurs petits noms et leurs métiers ou aspirations, qui font presque office de noms de famille. De Thomas comptable jusqu'à Brian forestier ou Rosalie romancière, en passant par Allan critique, Anabelle antispéciste, Mora prof au collégial, Véronique sociologue, nous les découvrons à un moment charnière de leur vie.

«Ils se définissent par leur travail, explique Charles-Philippe Laperrière. C'est notre monde de l'expert, et le langage qui va avec, celui auquel on se colletaille tous les jours. Ce sont des professionnels qui sont saisis au coeur de leurs fonctions, au centre de l'espace social, mais aussi dans un moment intime d'intériorité, de rétrospective, de moments de songe ou de rêve. Il y a cette idée que réussir sa vie, c'est la rater, là-dedans. Un pas de côté par rapport à un monde qui est tout en extériorité, sociabilité... Je me suis rendu compte en écrivant que quelque chose pouvait tenir sans entrer dans la psychologisation des personnages, sans entrer dans les déterminations trop lourdes.»

À la manière d'un moraliste, Laperrière analyse ces gens sans les juger, comme dans une étude de caractères, derrière une narration au «nous» qui représente tout le monde, l'auteur y compris. Nous sommes ces gens, en quelque sorte.

Au centre du centre

Charles-Philippe Laperrière explique qu'il a voulu créer une espèce de pyramide de ces 30 textes qui se reflètent en miroir, «avec un climax au milieu et non aux deux tiers comme on en a l'habitude en littérature». Le milieu du titre, justement, réfère autant aux milieux de travail qu'à la classe moyenne, mais aussi au fait que tous les personnages sont au milieu de leur vie, certains textes nous dévoilant comment ils vont mourir un jour. «Milieu veut aussi dire médiocre, au sens antique, c'est-à-dire dans une moyenne, note-t-il. Une masse critique à laquelle finalement personne n'échappe. Il n'y a pas d'aristocrate, pas de gens riches ou en visibilité médiatique. L'existence modulée qui est finalement toujours la nôtre, toujours normale, avec un appart, des fins de semaine... Le quotidien, qui est quelque chose de battu et rebattu par la littérature depuis 100 ans, c'est un lieu commun et il n'y a que des lieux communs dans Gens du milieu. Pas de singularité, pas de volonté de montrer des gens qui se démarquent. Une grosse moyenne grasse, une normalité indécrottable. C'est un livre qui parle de notre monde, qui y est concrètement collé.»

L'empire du moyen

Le sous-titre de Gens du milieu est Légendes vivantes, car Laperrière, manifestement encore sous l'influence de ses études en sciences des religions, dresse ainsi un panorama de vies exemplaires sous le règne de l'ordinaire. «Parce que notre exemplarité à nous, c'est la grosse moyenne, c'est le fait d'être comme tout le monde, observe-t-il. C'est l'empire du moyen, l'empire de la norme. Quelle que soit la position où l'on peut se trouver, l'exemplarité, c'est la moyenneté.»

Il y a du Michon et du Echenoz chez Laperrière, qui avoue avoir voulu être en dialogue avec ces écrivains qu'il admire, mais aussi du Houellebecq, dans un mélange d'humour et de gravité, le tout mis à distance. «La façon dont on parle, les mots d'ordre comme "ris", "jouis", ça cache un désespoir de notre époque, croit-il. Il y a un aspect qui est double dans ce livre, je tourne constamment autour de ces choses-là. Je n'ai pas voulu mépriser les désirs de ces personnages, qui font ce qu'ils ont à faire. Mais il y a une noirceur au fond du rire, de la jovialité, du pragmatisme, un gouffre au fond des gestes les plus banals, les gestes d'autopréservation, d'expansion vers le succès, la richesse, la gloire. Les humains sont des bibites de même! Je suis critique, mais je suis quelqu'un d'optimiste, et j'essaie le moins possible d'arroser les graines du cynisme...»

D'ailleurs, le prochain livre sur lequel il travaille sera complètement différent. Une tragédie en cinq actes, à la manière de Racine, sur le désespoir d'un joueur de hockey à la retraite...

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Gens du milieu. Charles-Philippe Laperrière. Le Quartanier. 179 pages.

Image fournie par Le Quartanier

Gens du milieu