Le cinéaste David Cronenberg a écrit un premier roman, Consumés, reprenant ses thèmes de prédilection: corps, maladie, technologie, mort et sexe. Horreur!

Liberté! Il n'a pas crié son nom, mais David Cronenberg l'a ressenti profondément. En écrivant son premier roman, il a pu pousser la réflexion sur ses thèmes de prédilection plus loin que jamais au cinéma.

Toute ressemblance avec de réels personnages de ses films est très volontaire, mais il y a plus.

«J'ai pu aborder des aspects intellectuels et des questions comme les relations amoureuses, ce que je n'ai jamais fait au cinéma. Comme le vieillissement ou la sexualité des personnes âgées. J'ai senti qu'en écrivant un roman je pouvais avoir une liberté et une profondeur que je ne peux pas atteindre au cinéma.»

«En écrivant un scénario, continue-t-il, plusieurs personnes le lisent en regardant par-dessus votre épaule. Même si je ne fais pas de films de studio, les producteurs et beaucoup d'autres ont leur mot à dire. L'éventail des sujets possibles est beaucoup plus grand dans un livre qu'au cinéma. Ça m'a permis de visiter des recoins inaccessibles à une caméra.»

En entrevue avec La Presse, il affirme ne pas avoir d'autre projet de film et qu'il n'en cherche pas d'autre. «J'en ai tourné 20 et je ne crois pas que j'aie besoin d'en faire un autre pour justifier mon titre de cinéaste», dit-il.

«Je continue d'écrire, poursuit-il, et j'espère finir un nouveau roman. Ce pourrait être un genre de suite avec les mêmes personnages principaux à une époque similaire ou quelque chose de différent.»

Jeunes loups

Consumés suit le périple de deux jeunes loups journalistes qui n'ont peur de rien, même pas de passer au lit avec des sources. Ils traquent deux pistes séparées qui finissent par se rejoindre, dont l'une porte sur un cas de cannibalisme impliquant un couple de célèbres philosophes français.

«Je voulais à une certaine époque faire un film à propos de Sartre et de Beauvoir, mais j'aurais dû parler de l'Algérie, ce qui aurait pu être compliqué. Quand j'ai pensé au roman, je me suis dit que je pouvais utiliser cette image d'un couple d'intellectuels très connus du public, comme en Europe, ce qui est rare en Amérique.»

Aussi très présent dans ce thriller psycho-philosophique: la Corée du Nord.

«J'ai choisi ce pays parce que Sartre a longtemps refusé de voir Staline comme un monstre. Il adorait l'idée du communisme. Il existe des intellectuels très sophistiqués qui se montrent très naïfs quand il est question de politique. Aujourd'hui, la Corée du Nord représente cette entité politique extrémiste et il me semblait vraisemblable que des intellectuels puissent être séduits par une philosophie de l'extrême.»

Thèmes de prédilection

Dans Consumés, David Cronenberg pousse plus loin que dans ses films ses questionnements sur la maladie, le corps, la technologie et la mort. La consommation aussi. Tout, absolument tout pouvant être consommé, non?

«On parle beaucoup des dérives du consumérisme, mais je voulais explorer la consommation d'un point de vue philosophique. De même, la question de la réalité en m'inspirant de Philip K. Dick. On parle de quelle réalité? Est-ce qu'on peut créer la réalité? En Corée du Nord, on semble penser que oui. Les gens qui en sortent ne peuvent pas croire la réalité à laquelle ils sont soudainement confrontés à l'extérieur de ce pays.»

Entre quatre tournages, le romancier a mis huit ans à terminer son roman. «Parfois, je devais délaisser l'écriture pendant un an ou deux. C'était très difficile. J'espère que ce ne sera pas le cas pour le prochain livre.»

Un prochain, il y aura donc. L'expérience lui a plu, on le sent. Papa Cronenberg était écrivain après tout.

«J'ai lu des milliers de romans dans ma vie, mais je n'étais pas certain de ce que cela allait représenter pour moi. Je savais que j'allais faire l'expérience de quelque chose de totalement nouveau. Je ne pouvais pas le savoir avant de m'y commettre. Ce changement de médium, même si cela reste narratif, m'a fait du bien.»

Après le cannibalisme, l'autophagie, la mutilation et le sexe à 70 ans, jusqu'où ira-t-il dans le prochain? Qu'explorera-t-il d'inhumain dans l'humain, dans un monde froid et virtuel?

«Aussi loin que j'aille au cinéma ou dans un roman, la réalité va souvent plus loin encore. C'est ce qu'il y a de plus triste.»

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Consumés. David Cronenberg. Gallimard, 372 pages.

EXTRAIT

«Tant de femmes ont le cancer, de nos jours. Tu crois qu'une nouvelle esthétique pourrait émerger? Après tout, puisqu'il y a eu le chic de l'héroïne, l'esthétique de la pulsion de mort du toxico? Les femmes non cancéreuses supplieront-elles leur chirurgien de leur implanter de faux ganglions dans le menton et autour du cou? Sous les bras? Au niveau de l'entrejambe? Tellement sexy, ces rondeurs. Et ça fonctionne tellement bien comme technique antivieillissement, pour remplir un cou tombant de dindon. Qui n'en aurait pas envie? Et les bijoux, les grains de titane qui transpercent les nichons. C'est tellement SM, tellement bondage

Du livre aux films

Plusieurs thématiques abordées par David Cronenberg dans son premier roman sont présentes dans son univers cinématographique depuis très longtemps. En voici quelques exemples.

Rabid (1977): Cannibalisme. Dans son roman, un philosophe français est soupçonné d'avoir tué et mangé sa femme. Dès son deuxième film, Rabid, Cronenberg avait abordé cette thématique dévorante.

Dead Ringers (1988): Sexe. Le roman parle de plusieurs types de relations sexuelles: chez les personnes âgées, avec des malades, à deux partenaires, trois ou plus. Le cinéma de Cronenberg l'évoque aussi beaucoup, mais dans Dead Ringers, une scène entre deux frères et une femme s'avère plutôt... troublante.

Naked Lunch (1991): Insectes. Dans le roman, les insectes gâchent la vie d'une philosophe française qui pense qu'ils ont envahi son corps. Au cinéma, on pense évidemment au film The Fly, mais dans Naked Lunch, les insectes sont partout et particulièrement intelligents.

M. Butterfly (1993): Asie. La Corée du Nord est un «personnage» important du roman, mais l'Asie exerce une fascination depuis longtemps chez Cronenberg. M. Butterfly se passe en Chine, mais plusieurs autres films abordent ce continent de près ou de loin.

Crash (1996): Maladie. La maladie est sexy, désirable dans Consumés. Au cinéma aussi. Dans Crash, notamment, les personnages sont excités par leurs blessures, cicatrices et autres maux modernes.

ExistenZ (1999): Technologie. Dans le roman, la science, les machines, les ordinateurs, le web sont omniprésents. C'est une constante dans son oeuvre cinématographique aussi, mais particulièrement dans ExistenZ sur les jeux vidéo et leur interaction avec le corps humain.

Photo: La Presse Canadienne

David Cronenberg en compagnie d'une créature de son film Naked Lunch.