Quand Zabi a débarqué à Montréal, il a eu un choc: toutes ces femmes qui se promenaient librement, qui riaient et regardaient les hommes droit dans les yeux!

Zabi arrivait d'Afghanistan. Il avait 17 ans et il était tourmenté par sa libido.

Un jour, peu de temps après son arrivée, une jeune femme en short s'est assise à côté de lui dans l'autobus.

«J'étais bouleversé que cette fille s'assoie près de moi et me touche ainsi de sa cuisse nue. En plus, j'étais maudit! Un "bon musulman" ne doit pas toucher une fille qui n'est pas sa femme, de surcroît une non-musulmane.»

C'était en 1983. Pendant des années, Zabi a vécu l'âme scindée. «J'étais divisé entre les injonctions culturelles et religieuses de mon pays qui m'empêchaient de m'intégrer et la vie québécoise que j'aimais: sortir, prendre une bière...»

Ce conflit intérieur, amplifié par la présence étouffante de son père, le minait.

- Ça me rendait malade. Je n'avais personne à qui parler...

- Tu étais mal dans ta peau, lui glisse doucement sa blonde, Carolyne Jannard, avec qui il vit depuis cinq ans.

- J'avais peur d'être jugé, répond Zabi.

J'ai rencontré Zabi et Carolyne avant Noël, dans leur appartement nickel du quartier Villeray. Un mois plus tôt, Zabi avait sorti un livre, Afghan et musulman, le Québec m'a conquis, où il décrit les tourments d'un réfugié écartelé entre deux cultures, pour ne pas dire deux univers.

C'est sa blonde, une non-musulmane, Québécoise pure laine, qui a tenu la plume et trouvé les mots pour décrire son parcours douloureux.

- Je l'ai interviewé pendant des mois, explique-t-elle. J'avais une enregistreuse. Il était inaccessible, verrouillé de l'intérieur. Je lui ai sorti les vers du nez.

- C'était comme une thérapie, dit Zabi. Ça m'a aidé, délivré.

Le résultat est étonnant. Un livre de 130 pages qui permet d'entrer dans la tête de Zabi, Afghan et musulman, pris dans ses dilemmes et sa culpabilité, celle de trahir son pays et sa religion. Un livre où rien n'est occulté. Zabi parle de ses émotions, des femmes et de l'islam, sujets tabous entre tous pour les Afghans.

Il ose critiquer son pays, sa culture et sa religion, même si «seules les louanges envers Allah sont permises et la critique interdite», précise-t-il. Comme il ose vivre avec une non-musulmane, au grand dam de son père.

«Mon père m'a dit qu'il ira en enfer, lui et les sept générations en arrière de lui, à cause de moi.»

Ce livre soulève un voile fascinant sur les difficultés d'intégration des réfugiés qui débarquent dans une nouvelle société non seulement avec leurs valises, mais aussi avec leur culture et leur religion.

***

Zabi est né à Kaboul au milieu des années 60. Il vient d'une famille aisée. Il a grandi dans une société rigide où les femmes sont cachées et où l'honneur prime tout.

Il vivait dans une grande maison avec ses grands-parents, ses oncles et leurs familles. Il n'a jamais été «bordé, enlacé ou embrassé». Une enfance froide, «aride». Les femmes cuisinaient et mangeaient après les hommes, un ordre immuable que personne ne remettait en question.

Lorsque les Russes ont envahi l'Afghanistan, l'urgence de fuir s'est imposée. Le gouvernement prosoviétique enrôlait de force les jeunes hommes dans l'armée. Zabi avait 15 ans, son frère, 17. La famille s'est réfugiée au Pakistan où elle a vivoté. Un an et demi plus tard, sa mère, enceinte de quatre mois, ses frères et ses soeurs sont partis au Canada. Le père de Zabi ne les a rejoints que deux ans et demi plus tard.

Lorsqu'ils sont arrivés à l'aéroport de Mirabel, le frère aîné de Zabi a «bredouillé dans son meilleur anglais: Refugee».

À Montréal, Zabi a travaillé, étudié et pris soin de ses petites soeurs 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. À 29 ans, il a fait un burn-out.

Trop de poids sur ses épaules, trop de changements à absorber, trop de luttes avec son père, trop de valeurs, afghanes et québécoises, emmêlées dans sa tête.

«Si je me plaisais dans ma nouvelle vie et que je changeais, irais-je en enfer comme promis par les gens de ma culture? Serais-je perçu comme un traître par tous ceux que j'avais laissés là-bas derrière moi?» - Extrait du livre Afghan et musulman, le Québec m'a conquis

«Cet écartèlement au plus profond de mon être se traduisait par l'impression de trahir mon père, l'Afghanistan et les Afghans.»

En 2005, il est retourné en Afghanistan. Il a eu un choc. «J'avais gardé l'image d'une ville de 700 000 habitants.» Il a découvert un Kaboul «dans un état de ruine avancé» avec ses quatre millions d'habitants et sa circulation infernale.

Au début, il s'est senti «unifié, chez moi, dans mon monde». Mais il a vite constaté qu'il était un étranger sur cette terre qui l'avait pourtant vu naître. Quand il est revenu à Montréal, il a eu l'impression de rentrer chez lui.

***

Il a utilisé un nom de plume pour signer son livre. Il a eu peur des réactions négatives de ses compatriotes, peur que son livre se rende en Afghanistan et que sa franchise lui explose en plein visage.

- Est-ce que votre père a lu votre livre? lui ai-je demandé.

- On ne veut pas qu'il le lise! ont répondu d'une même voix Zabi et Carolyne.

Le père ne s'est jamais intégré. Il n'a pas appris l'anglais ou le français. Il se gave de nouvelles provenant d'Afghanistan et il connaît davantage le temps qu'il fait à Kaboul qu'à Montréal. Il ne s'est jamais intéressé à son pays d'accueil.

Il a longtemps exercé une autorité tyrannique sur ses enfants, comme tout père afghan qui se respecte. Lorsque Zabi vivait avec ses soeurs, son père débarquait à toute heure du jour pour s'assurer que ses filles ne bafouaient pas son honneur.

Avec le temps, Zabi a arrondi les angles les plus pointus de sa relation tumultueuse avec son père. Ses soeurs sont grandes, elles vivent leur vie. Et Zabi, la sienne.

***

- Pourquoi avez-vous écrit ce livre?

- Pour que les Québécois comprennent que les réfugiés vivent des déchirements.

Zabi pense à tous ces réfugiés syriens qui débarquent au Canada avec leur culture et leur religion. Il ne peut s'empêcher de réfléchir à son propre parcours, ses dilemmes et sa culpabilité qui l'ont taraudé pendant des années, à cette quasi-impossibilité de concilier ces deux mondes en guerre dans sa tête et dans son coeur.

En écrivant ce livre, il a compris qu'il avait réussi à faire la paix.

«Je me libère du fonctionnement de victime qui me gardait coincé entre deux mondes, celui du bon musulman afghan et celui du Québécois bien inséré dans sa société. Je témoigne qu'il est possible de s'intégrer sans avoir à tout renier.»

S'intégrer sans tout renier. Mais à quel prix?

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Afghan et musulman, le Québec m'a conquis. Zabi Enâyat-Zâda et Carolyne Jannard. Éditions Trois-Pistoles, 135 pages.

PHOTO FOURNIE PAR L'ÉDITEUR

Afghan et musulman, le Québec m’a conquis, de Zabi Enâyat-Zâda et Carolyne Jannard