De passage à Montréal, où il est l'un des invités d'honneur du Salon du livre qui s'ouvre demain, l'écrivain français Éric-Emmanuel Schmitt revient sur les événements de Paris. Le romancier formé en philosophie, qui joue maintenant dans ses propres pièces, nous parle de ses projets artistiques comme autant d'actes de résistance.

Vendredi soir dernier, Éric-Emmanuel Schmitt se trouvait dans la région de Bordeaux, où il donnait une représentation de Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, qu'il présentera ici au mois de février prochain. Il a appris, atterré, la nouvelle des attentats de Paris en sortant de scène, vers 22h30.

«Comment peut-on ne plus voir un humain dans l'autre? demande-t-il. Comment peut-on ne plus accorder de valeur à la vie? La sienne comme celle de l'autre, puisqu'il y avait des kamikazes. Comment est-ce qu'on arrive à manquer autant d'empathie? C'est vertigineux pour moi. Comment un homme peut oublier qu'il est homme au milieu des autres hommes?»

Il devait jouer à nouveau le lendemain, mais le préfet de la ville de Jonzac a voulu annuler la représentation. C'est le sénateur-maire qui a décidé que le spectacle aurait quand même lieu. La salle était bondée. Jamais auparavant cette histoire d'amitié entre un épicier musulman et un garçon juif, qu'il a écrite il y a 15 ans, n'aura autant été un acte de militantisme, nous dit l'auteur.

«Les terroristes veulent nous diviser, que les Français non musulmans se mettent à haïr ou à suspecter les Français musulmans, ils veulent nous désolidariser, nous communiquer leur haine. Monsieur Ibrahim raconte l'inverse. C'est une histoire de tolérance, d'entente, d'amour. Je ne savais pas que parler d'amour, c'était faire de la résistance, mais samedi soir, je l'ai appris.»

Un combat intérieur

Éric-Emmanuel Schmitt, qui a souvent abordé les thèmes de la religion et de la spiritualité dans ses romans et ses récits, dit éprouver aujourd'hui beaucoup de chagrin, mais pas de peur.

«Je ne vais pas collaborer avec des terroristes. Être effrayé, ce serait collaborer avec eux. Ce serait obtenir le résultat qu'ils veulent. Je suis prêt à me battre aussi contre moi-même pour ne pas éprouver la peur. Parce que ce n'est pas seulement un combat contre la force brute, c'est aussi un combat à l'intérieur de soi pour éviter les amalgames et les simplifications.»

L'auteur refuse ce qu'il appelle l'essentialisme. «Je refuse la prémisse selon laquelle il suffit d'être Français pour être coupable. C'est ce que disent les terroristes en canardant les foules. Moi, je ne veux pas répondre à cet essentialisme en affirmant: ils sont musulmans, donc ils sont dangereux. Il faut garder le sens de la nuance et la peur annihile le sens de la nuance.»

Les fautes

Dans ce nouveau chapitre de la lutte contre le terrorisme, Éric-Emmanuel Schmitt montre d'abord du doigt les États-Unis. «C'est Bush qui nous a tous foutus dans la merde en envahissant l'Irak sous prétexte d'armes de destruction massive qui n'existaient pas et qui a mis le chaos dans ce pays, lance-t-il. Après, on est passé de chaos en chaos dans cette région.»

L'auteur est également critique à l'égard de l'intégration des immigrants en France. «On a ghettoïsé beaucoup de familles qui venaient du Maghreb, entre autres, dans les banlieues. Je milite depuis des années contre cette ghettoïsation. Monsieur Ibrahim est un des textes les plus lus dans les collèges et les lycées justement parce qu'il dénonce ça.»

Les armes des écrivains

Éric-Emmanuel Schmitt estime que sa riposte artistique est dans tous ses livres. «Pour moi, le but de la littérature est d'abolir la distance entre soi et l'autre. Quand vous lisez un roman japonais, vous devenez Japonais. Mon objectif est que mon lointain soit mon prochain. Maintenant, aucun livre ne peut changer le monde, dit-il, mais un livre peut changer un individu complètement.»

«Nos armes, nous, les écrivains, ce sont l'empathie, la compassion, le charme, ajoute-t-il. On peut emmener un lecteur très loin de ses frontières intérieures. Mon livre le plus lu à ce jour est La part de l'autre où je m'intéressais à Hitler [à ce qu'il serait advenu d'Hitler s'il avait été accepté à l'École des beaux-arts de Vienne]. J'avais essayé de comprendre dans ce roman comment on devient un monstre.

«En ce moment, je travaille sur un personnage de serial killer, poursuit-il. C'est pareil. Chaque fois, ce que je découvre, c'est que le monstre, il n'est pas à l'extérieur de moi, il est en moi. Le monstre, c'est moi si... Je peux comprendre de l'intérieur comment on devient un terroriste, même si comprendre n'est pas justifier. Parce que l'autre, c'est toujours un de mes possibles.»

Quatre oeuvres marquantes d'Éric-Emmanuel Schmitt

THÉÂTRE

Le visiteur (1994)

Trois fois lauréate du prix Molière, cette pièce, qui a aussi été présentée à Montréal en 2001, propose l'improbable, mais fascinante rencontre du père de la psychanalyse Sigmund Freud et d'un étrange personnage qui en sait long, qui en sait trop, trop pour ne pas être une sorte de dieu, sinon Dieu lui-même. Voyage intérieur de Freud l'athée qui, voyant les troupes allemandes défiler glorieusement dans les rues de Vienne, craint le pire et vient à se questionner sur ses rapports à la foi. - Aleksi K. Lepage

ROMAN

La part de l'autre (2001)

Cette biographie romancée se distingue par son originalité. Et si Adolf Hitler avait été accepté à l'École des beaux-arts de Vienne? S'il avait «épanoui ses ambitions d'artiste», comme le dit Éric-Emmanuel Schmitt, est-ce que l'Allemagne nazie aurait existé? L'auteur alterne les chapitres: l'un avec le parcours inventé de l'artiste Adolf, l'autre avec le récit historique que l'on connaît, avec la «construction» de celui qu'on appellera le Führer. - Jean Siag

CINÉMA

Odette Toulemonde (2007)

Ce film écrit et réalisé par Éric-Emmanuel Schmitt connaît un succès immédiat. Odette Toulemonde, incarnée par Catherine Frot, mène une vie banale et terne, éclaircie par sa lecture des romans de Balthazar Balsan, qu'elle vénère. Un jour, la quadragénaire, qui travaille comme vendeuse dans un magasin, décide de lui écrire pour le remercier. Le hasard fera que l'auteur, éprouvé par la critique de son dernier livre, se mettra en tête de faire la rencontre de sa plus grande admiratrice. - Jean Siag

ROMAN

Oscar et la dame rose (2002)

Un jeune garçon de 10 ans souffrant de leucémie rédige de son lit d'hôpital une douzaine de lettres adressées à Dieu. Mamie Rose, qui veille sur les enfants malades de l'hôpital, éveille son imagination. Chaque jour compte pour 10 années, lui dit-elle. Comme ça, il vivra une vie complète! Ce roman a lui aussi été adapté au grand écran par Éric-Emmanuel Schmitt, en 2009. Le tournage a même eu lieu au Québec. Il a reçu plusieurs prix, dont le Chronos de France et de Suisse. - Jean Siag