Les romans d'auteurs français se déroulant en Amérique du Nord laissent souvent le lecteur d'ici perplexe, tant les États-Unis y ressemblent à un univers fictif où les Amérindiens semblent se promener aux côtés de Walt Disney!

C'est exactement le contraire dans Il était une ville, sixième roman du Français Thomas B. Reverdy: à l'aide de personnages qui ont une vraie densité, Reverdy parvient à raconter Detroit en pleine crise de l'industrie automobile, en 2008, au lendemain de la crise des subprimes. Que l'économie ou l'industrie automobile vous intéressent ou non importe peu: ce sont d'abord d'êtres humains qu'il est question. Justement, on a posé des questions à l'auteur tout juste quarantenaire.

Le thème de la disparition traverse toute votre oeuvre. Dans Il était une ville, c'est littéralement la disparition des habitants de Detroit, alors que la crise vide les quartiers, qui est au coeur de l'histoire, non?

Oui, la disparition. Et aussi le courage de vivre. C'est difficile de se faire à cette idée de disparition, car, malgré tout, nous, on vit. Il faut bien qu'on se débrouille, qu'on s'arme de courage pour aimer les gens qui nous aiment, pour construire des choses, pour donner du sens à ce qu'on fait. En même temps, on en est là: depuis Hiroshima, on est dans l'ère de l'être humain qui peut, comme ça, faire disparaître des mondes, par sa faute.

Pour vos deux précédents romans, vous connaissiez les lieux: New York post-11-Septembre avant d'écrire L'envers du monde (2008) et le Japon post-Fukushima avant d'écrire Les évaporés (2013). Connaissiez-vous Detroit et la crise automobile avant d'écrire Il était une ville?

En fait, non! J'ai d'abord découvert Detroit à travers un livre de photos [The Ruins of Detroit, des photographes français Yves Marchand et Romain Meffre, en version française sous le titre Detroit, vestiges du rêve américain]. Des photos stupéfiantes, très fortes, d'une étrange beauté, et complètement vides d'humains... Ce sont les photos de ruines contemporaines, prises dans un univers qui a déjà symbolisé l'opulence, le rêve américain. Comme contraste, on peut difficilement faire mieux. J'ai lu d'autres ouvrages sur la question ensuite, mais c'est bien après que je suis allé à Detroit. J'avais déjà avancé beaucoup dans l'écriture du roman quand le voyage a finalement été possible. Et, du coup, je n'ai pas eu le goût d'interrompre le processus d'écriture. Je suis allé à Detroit une fois le livre écrit.

Certains des personnages - la grand-mère Georgia, le petit Charlie, l'inspecteur Brown - semblent refuser de disparaître, mais n'est-ce pas parce qu'ils n'ont pas le choix?

Dans le cas de Georgia, elle porte un peu l'histoire de la ville. Elle a connu la période faste de Detroit, mais elle est aussi une manière d'aborder de biais la question raciale. À aucun moment, je ne précise si les personnages sont noirs ou pas, on le comprend si on le veut. La question raciale se pose tellement différemment aux États-Unis qu'en Europe... Si on écrit "Noir" dans un texte, tout de suite, le lecteur français comprend quelque chose, sauf qu'il ne comprend pas la même chose qu'un Américain! Je tenais à l'inscrire dans le texte sans que ce soit didactique ni lourd.

L'inspecteur Brown, lui, c'est un peu le Lone Ranger contemporain [rires], le shérif qui fait ce qu'il peut dans une ville en déroute... Pour ce qui est de Charlie, j'ai souvent mis des enfants dans mes romans. Cette fois, cela me semblait particulièrement lié au thème du roman: tout ce truc de crédit qui se casse la figure, c'est quand même un système dans lequel on vit aujourd'hui, à tout point de vue - environnement, crédit, consommation... On emprunte la Terre à nos enfants.

Enfin, vous avez créé un personnage d'ingénieur français, Eugène, qui est parachuté à Detroit. Pourquoi?

J'avais peut-être conscience d'être un écrivain français qui s'attaquait à un territoire qui n'était pas le sien! Il y avait donc quelque chose, comment dire, d'éthique à avoir un personnage européen, ce qui permet en outre de découvrir Detroit un peu de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur puisqu'il est à Detroit pour travailler à un prototype de voiture. Et s'il s'appelle Eugène, c'est pour évoquer le roman d'Eugène Zamiatine, Nous autres, un roman de science-fiction écrit en 1920 et qui est un peu la matrice des livres d'anticipation d'Huxley, d'Orwell, etc. Dans ce roman, on s'attend à ce qu'il dénonce la dictature de Staline ou qu'il s'insurge contre la surveillance de la pensée. Et en fait, non: il insiste plutôt sur l'organisation rationnelle et scientifique de la vie, du travail... Ce qui s'est finalement imposé aujourd'hui: on a l'impression parfois que nos dirigeants aimeraient l'imposer à toute la vie, ce système. Si on pouvait être productifs absolument tout le temps, ce serait encore mieux, quoi...

Or, tout ce qui résiste à ce système, à la modernité scientifique et technique, c'est l'humain. L'humain qui se voit dans de toutes petites choses. Vous connaissez l'anecdote? Pendant la Seconde Guerre mondiale, une mère arrive à Auschwitz avec son bébé, elle vient de faire un terrible voyage, et pourtant, en descendant du train, elle demande au soldat le plus près s'il y a des poussettes! C'est nous, ça, même en pleine tourmente...

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Il était une ville. Thomas B. Reverdy. Flammarion, 272 pages.