Wonder Woman a une alter ego punk sud-africaine et elle s'appelle Lauren Beukes. Cette superhéroïne de 38 ans est une prolifique auteure de bandes dessinées, documentaires et séries télé. Elle a atteint le zénith du succès littéraire avec ses romans d'horreur The Shining Girls et Broken Monsters, best-sellers qui lui ont valu le respect de milliers de fans, dont nul autre que Stephen King.

La Presse a rendez-vous avec Lauren Beukes autour d'une infusion de rooibos, dans un café bien fréquenté du centre-ville du Cap, où elle nous rejoint après avoir reconduit sa petite fille de 6 ans à l'école. Elle parle avec enthousiasme de sa collaboration avec DC Comics, qui lui a demandé d'inventer une version africaine de Wonder Woman.

Investie d'une foi quasi religieuse dans le pouvoir transformateur des comics pour inculquer le goût de la lecture aux petits Sud-Africains, Lauren dévoile des esquisses de son histoire The Problem with Cats, images qu'elle garde précieusement sur son iPhone. Ce projet est né, dit-elle, d'une conversation, dans un bar de Montréal, avec un concepteur de Vertigo Comics. Un pitch à DC Comics et, quelques semaines plus tard, le géant américain lui relançait la balle, en lui demandant de composer un récit africain pour la célèbre Wonder Woman.

«Nos problèmes sont si lourds! J'allais écrire sur quoi? Le viol correctif des lesbiennes? La xénophobie à Soweto? Moi, je voulais raconter une histoire que ma fille de 6 ans allait aimer», évoque cette ex-journaliste qui a connu les raves secrets du Cap du début des années 2000 et en a conservé une aura de gentille rebelle.

Sa version de Wonder Woman relate les aventures d'une petite fille noire issue de la classe moyenne du township de Soweto. Celle-ci est propulsée par son imagination dans une «île des chats» au Mozambique, où Wonder Woman part à la rescousse de ses confrères Superman et Batman prisonniers des griffes d'un vilain ennemi félin nommé Cheetah. «Je ne voulais pas jouer la carte de la pauvreté», dit-elle. 

«Je voulais normaliser l'Afrique du Sud pour les lecteurs nord-américains qui doivent savoir qu'il existe bel et bien une classe moyenne, à Soweto, où les gens possèdent des voitures, vont au cinéma et ne vivent pas dans des bidonvilles.»

«Nous avons un besoin criant de superhéroïnes et de personnages féminins forts, surtout dans la réalité avec laquelle nous devons composer ici, en Afrique du Sud», clame Lauren Beukes, dont le premier roman, Moxyland, avait comme contexte un apartheid néocorporatiste, où les téléphones portables étaient utilisés comme armes de contrôle social et de terrorisme.

«La rage est le moteur de mon écriture», confie celle qui a grandi dans la banlieue de Forest Town, à Johannesburg, auprès d'un frère adoptif noir. Ses parents, très engagés auprès de l'église locale, lui ont inculqué le sens de la justice sociale, de sorte que la jeune Lauren a passé de nombreux week-ends de son enfance dans le township d'Alexandra, à donner un coup de main pour construire des maisons destinées aux démunis.

Elle se dit affolée par la violence qui mine l'Afrique du Sud et profondément attristée par le fossé abyssal entre les riches et les pauvres de sa société complexe et profondément injuste. «J'aime l'Afrique du Sud, j'ai de l'espoir pour l'Afrique du Sud et je pense que ce que nous avons accompli est remarquable. Cela dit, je ne pense pas qu'une société "post-raciale" soit quelque chose de possible. Notre histoire est trop profonde et nous arrivons difficilement à passer par-dessus les blessures de l'apartheid. Certes, notre environnement urbain comporte une meilleure intégration. Mais ces petites bulles ne sont pas à l'image de l'ensemble du pays.»

Pendant ses années de journalisme à la pige, Lauren raconte avoir couvert la «scène des vampires» du Cap, écrit sur les voleurs d'électricité dans les townships, visité des bordels, plongé avec les requins... 

«Ici, au Cap, vous n'avez qu'à franchir deux pas pour rencontrer une personne avec un passé incroyable.»

Désespérée par le système de justice à deux vitesses de sa société, Lauren utilise son art pour décrire la violence abjecte qui fabrique le quotidien en Afrique du Sud. Elle espère contribuer à l'avancement de sa société natale avec ses récits souvent violents et crus. Et si elle adoucit un peu son approche quand elle crée pour les enfants, elle reste néanmoins franche. Ainsi, engagée comme scénariste sur Pax Africa, une série de science-fiction diffusée à la télévision nationale sud-africaine, elle a profité de sa tribune pour transmettre subtilement un message de sensibilisation au VIH/sida.

«Dans cet épisode, un monstre géant menaçait la ville au moyen d'un virus mortel. Un personnage de petite fille refusait de prendre les médicaments prescrits, disant qu'elle ne voulait boire que du jus d'orange. Son frère lui a dit: "Le jus d'orange, c'est très bon, mais tu dois aussi prendre les médicaments si tu ne veux pas être malade." C'était à l'époque où notre ancienne ministre de la Santé, Manto Tshabalala-Msimang, prétendait que la meilleure façon de traiter le sida était avec du citron, des betteraves et de l'ail.»

Le chapitre de Wonder Woman signé Lauren Beukes est paru en avril 2015. Sachant que son histoire a peu de chances de trouver des lecteurs dans les townships défavorisés, elle estime que la démocratisation de la lecture devrait prendre la voie illicite. «Fuck it! Dans les townships, le piratage de livres devrait être permis, lance-t-elle. Les comics détiennent un tel potentiel et en Afrique du Sud, il est urgent de construire une culture de lecteurs.»