Poupées, Barbies, mannequins, Bunnies... les filles sont à la fois démultipliées et limitées à une ornementation dans la représentation figée qu'on en fait. Et si, derrière ce «french cancan» désespérant qui se répète ad nauseam, se cachait un potentiel subversif, celui de la force du nombre? C'est la question que se pose la romancière et professeure de littérature Martine Delvaux dans le percutant essai Les filles en série.

Vendredi dernier, la Campagne de 12 jours d'action contre la violence faite aux femmes s'est terminée sur la commémoration des 24 ans de la tuerie de Polytechnique, qui a fait 14 victimes en 1989. Toutes des femmes. Le nom du meurtrier, tout le monde le connaît. On met au défi n'importe qui de nommer l'une des 14 victimes.

«C'est comme tous les Dahmer et Pickton de ce monde, note Martine Delvaux. Les victimes sont une masse, une série indifférenciée. Le meurtrier, lui, est une star. Pour la tuerie de Polytechnique, la question n'est pas celle du pourquoi, mais du comment. La violence du geste, c'est qu'il a assassiné en choisissant des filles. Socialement, c'est ce qui a été marquant. Toutes les filles se sont senties en danger et, au fil de mon essai, je renvoie au fascisme, aux camps de concentration, car il y a toujours ce risque de mettre à mort dans la sérialité.»

Une fille a beau être individualiste, elle se retrouve toujours aux prises avec le fait d'être une fille anonyme parmi les filles quand arrivent des horreurs comme celle de Polytechnique. Un objet de consommation dont on dispose avec violence. Ce n'est pas pour rien que, dans son essai, Martine Delvaux met côte à côte les «filles en série» et les «serial killers».

«Dans notre société soi-disant éclairée, écrit-elle, les filles en série sont du bonbon pour un crime des plus banals: la non-pensée. Elles répondent à un désir fascisant, pervers et jouissif, du même. [...] Devant des serial girls, je me demande qui sont les serial killers. Je me demande si, par leur reproduction mécanique, on cherche à tuer impunément l'aura des filles, et de quelle façon les filles, les girls, arrivent à survivre.»

La démonstration de Martine Delvaux est une évidence qui saute aux yeux. Tellement évidente qu'on ne la voit plus, aveuglés que nous sommes par cette multitude fascinante, autant pour les filles que pour les gars.

L'essayiste nous offre une série de «séries», qui vont de la poupée Barbie jusqu'aux jambes de filles des bas Dim et des danseuses de revues, les showgirls, les Bunnies de Playboy en passant par les représentations artistiques de Vanessa Beecroft et les actions des Femen ou de Pussy Riot. Car, au-delà de la sérialité dans laquelle on confine les filles, Martine Delvaux s'interroge aussi sur l'envers de cette image, son potentiel de subversion, sa force de résistance.



À qui la rue?

D'ailleurs, l'élément déclencheur de cet essai a été la grève étudiante de 2012.

«Je me suis intéressée à la place que les filles jouaient dans cette grève, dit-elle. Il y avait un traitement médiatique différent pour les actrices de ce conflit. L'idée de la série est devenue une image politique.»

À ce sujet, Martine Delvaux a signé récemment un article sur un sujet tabou dans Le Devoir des écrivains: les dérapages sexistes non seulement dans les médias, mais aussi au sein du mouvement militant.

«Elles participaient à la même lutte que leurs compagnons, mais devaient en même temps défendre des intérêts différents, note Martine Delvaux. La place même de la femme dans la société est une place double. Les filles en série, c'est une image dialectique, elle a deux versants. On représente les filles comme des clones les unes des autres. On reproche aux femmes de ne pas être assez sexuelles, mais on les fantasme frigides, rigides, on aime les femmes mortes vivantes, comme les mannequins, comme dans le mythe de Pygmalion, fantasme masculin par excellence. Ce n'est pas innocent, l'image de la femme plastique. C'est le porte-étendard de la domestication. La figure de la fille en série sert à la domestication des femmes.»

Sortir du rang

Est-ce possible pour une fille de sortir de la «série»?

«Si l'une d'entre elles s'isole de la masse, ce sont toutes les filles qui se mettent à exister, la voix singulière mise au service d'un anonymat qui est une force politique», écrit-elle. C'est connu, on ne sort pas impunément du rang.

«Je voudrais qu'on se sorte de la culpabilité, lance Martine Delvaux. Il faut cesser de se sentir coupable de faire partie de la série car nous n'avons pas le choix. Le but de mon livre, c'est de marteler le lecteur à coup d'accumulation d'exemples qui disent: regardez ce qu'on fait des filles. Pour sortir de la série, il faut accepter qu'on en fait partie.»

Martine Delvaux termine son essai sur un bastion à conquérir: la rue.

«Virginia Woolf défendait à son époque une «chambre à soi», mais à notre époque, ce qu'il faut, c'est de pouvoir investir la rue, sortir de la domesticité, car même en 2013, ce n'est pas sécuritaire pour les filles, ce n'est pas gagné.»

De «filles de rue» à «filles dans la rue», donc, avec leurs corps, vivantes, puisque les seules filles qui ne risquent rien dans l'espace public sont celles, embaumées, qu'on voit sur les affiches publicitaires. Parce que «toujours, elles l'emporteront sur une armée de poupées», croit Martine Delvaux.

Les filles en série. Martine Delvaux. Les éditions du Remue-Ménage, 219 pages.