Dans une église corse, un prêtre officie à la cérémonie funèbre de sa nièce, morte trop jeune dans un accident d'auto. Photographe, la jeune femme a couvert le conflit en ex-Yougoslavie, avant de rentrer chez elle, profondément transformée par l'horreur des scènes qu'elle a captées avec son objectif.

Depuis son retour, Antonia n'actionnait plus son appareil que dans des évènements sociaux, tels que des mariages. Au hasard d'une de ces affectations anodines, elle croise une ombre du passé: Dragan D., un ancien combattant serbe. Ils discutent toute la nuit, on ne sait trop de quoi, elle prend la route pour retrouver sa famille, et elle meurt dans l'éclat du soleil levant.

Tel est le point de départ du dernier livre de Jérôme Ferrari, À son image, où se croisent des personnages fictifs et réels, sur fond de conflagrations historiques racontées avec une grande pudeur, et qu'aucune image, aussi terrible fût-elle, n'a jamais pu apaiser.

C'est un reportage sur Gaston Chérau, photographe français du début du XXe siècle qui avait couvert le conflit italo-turc en Libye, en 1911, qui a attiré le regard de Jérôme Ferrari vers les photographes risquant leur vie sur des terrains périlleux.

«J'étais déjà fasciné par la photographie, je me suis rendu compte que j'en parle dans presque tous mes livres, et les photos de guerre m'ont toujours interpellé», explique Jérôme Ferrari, joint en Corse où il enseigne la philosophie.

La rencontre avec l'oeuvre de Gaston Chérau, qui photographie «tout ce qu'il ne comprend pas» dans cette Tripolitaine en voie d'être conquise par les Italiens, agit comme l'élément déclencheur du huitième roman de l'écrivain-philosophe.

Ce dernier y explore un grand thème : quelle est au juste l'utilité de ces images terribles captées par des photographes qui ne reviennent jamais intacts de leur plongée au coeur des batailles?

Image emblématique

Pourquoi avoir choisi d'envoyer Antonia dans la guerre qui a déchiré les Balkans de 1992 à 1995? «C'est un conflit que j'ai suivi à l'époque, et qui se passait tout près de chez moi.»

Traduit en serbe, l'auteur, qui a remporté le prix Goncourt en 2012 avec Le sermon sur la chute de Rome, a aussi pu profiter de ses séjours à Belgrade pour se documenter sur ce conflit meurtrier, que personne n'avait vu venir.

Mais le choix de ce terrain de guerre tient aussi à une image captée par le photographe américain Ron Haviv, montrant un milicien serbe donner négligemment un coup de pied dans des cadavres de civils bosniaques. Cette photo devenue emblématique illustre, en concentré, toute l'inhumanité de cette guerre.

«À l'époque, Ron Haviv pensait que sa photo déclencherait une grande prise de conscience en Europe, mais elle n'a rien déclenché du tout.»

De la même manière, reconnaît Jérôme Ferrari, la fameuse et terrible photo du petit Aylan échoué sur une plage turque, en 2015, «n'a rien changé à l'opinion épouvantable des Européens sur les réfugiés».

«Cette photo absolument terrible n'a fait que susciter une émotion intense et stérile.»

D'autres photographes réels qui traversent le roman de Jérôme Ferrari ont aussi laissé derrière eux des images insoutenables qui ont causé quelques vagues d'indignation, mais qui n'ont rien changé au cours des guerres. Leur alter ego imaginé par l'écrivain, Antonia, finira par abandonner jusqu'à l'idée même de publier une partie de ses reportages sur les convulsions post-yougoslaves.



Tous les personnages du roman sont identifiés par un prénom et l'initiale de leur nom de famille. Cela permet de créer une sorte d'unité entre les personnages historiques et ceux qui peuplent l'univers d'Antonia.

«Ça m'a aussi permis de "fictionnaliser" et de prêter des pensées aux personnages historiques», explique l'auteur.

Prix à payer

À son image évoque aussi le prix payé par les photographes qui se consacrent à la collecte de ces images dont une bonne partie finira dans l'oubli. De Kevin Carter, auteur de la célèbre photo La fillette et le vautour, documentant la famine au Soudan, qui a fini par se suicider, à Gaston Chérau qui ne pourra plus vivre autrement que dans des pays en guerre, en passant par Antonia qui, elle, finit par oublier une partie d'elle-même...

En arrière-plan de l'histoire d'Antonia, racontée au rythme des différentes étapes de la cérémonie mortuaire, on retrouve aussi l'atmosphère étouffante des villages corses et le déclin du mouvement indépendantiste qui s'autodétruit dans une guerre fratricide.

Jérôme Ferrari, qui a frayé dans ces milieux nationalistes, estime que cette confrontation suicidaire «a laissé une tache ineffaçable» sur l'histoire corse. Il décrit cet affrontement avec un regard implacable, sans pour autant juger ses personnages.

«Je suis convaincu que même les évènements les plus tragiques peuvent être grotesques.»

Et finalement, au-delà du poids historique des photographes et de leurs images, Jérôme Ferrari s'interroge sur le sens même des images fixées par un objectif et sur leur rapport avec le temps et la mort.

«La photographie fixe l'instant, mais du moment où elle est fixée, l'image atteste de ce qui a existé, et elle atteste du fait que cela n'existe plus.»

Quelques instants à peine après avoir été captée, une photo est déjà «engloutie dans le passé». Contrairement à la peinture qui ancre des images «dans l'éternité», la photo, elle, est par nature condamnée à rester un art de l'éphémère.

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À son image. Jérôme Ferrari. Actes Sud. Parution: 23 août.

Image fournie par Actes Sud

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