Dès que la sexualité s'évade de la littérature érotique pour pénétrer la littérature grand public, les écrivains s'exposent au ridicule. On pardonne à Fifty Shades of Grey ses maladresses, car il n'a d'autre prétention que d'exciter la lectrice, mais moins à l'écrivain qui se frotte maladroitement à l'érotisme pour pimenter son roman. Mais puisqu'on peut lire le mot «cul» dans le mot «ridicule», nous posons la question: pourquoi écrire sur le sexe est-il si compliqué?

Les couacs du sexe écrit

C'est arrivé à tous les lecteurs (et surtout aux lectrices). Vous lisez un roman pas mal du tout, quand soudain arrive une description sexuelle qui vous fait éclater de rire - alors que ce n'était pas le but. Le sexe ne vous gêne pas, mais ce passage détonne, il est mal écrit, exagéré ou ne «fitte» pas avec le reste. Combien de métaphores sexuelles avec la mer et ses vagues (de plaisir, évidemment) va-t-on endurer? Jusqu'où peut-on aller dans les synonymes de pénis ou de vagin sans sombrer dans l'absurde? Pourquoi la baise est-elle souvent décrite comme une perfection qui aboutit bien sûr à l'apothéose incontournable de l'orgasme à la puissance dix? C'est un peu pourquoi tous les ans, les prix Bad Sex in Fiction (le mauvais sexe en fiction) du journal britannique Literary Review font autant rigoler le monde des lettres qu'ils le divisent. Mais s'ils existent, c'est bien qu'il y a un malaise.

Les Bad Sex in Fiction Awards

Depuis 1993, la Literary Review décerne ses prix Bad Sex in Fiction, en ne s'attardant pas du tout à la littérature érotique en tant que telle, mais à la «grande» littérature. Le but de ce prix? «Attirer l'attention sur des passages mal écrits, superficiels et redondants de description sexuelle dans la fiction moderne et les décourager», selon le site officiel. Des auteurs aussi réputés et respectés que Tom Wolfe, Norman Mailer, Nancy Huston, Jonathan Littell, Erri De Luca ou John Updike ont été les lauréats de ce prix que personne n'ose jamais aller chercher.

Et, comme dans la plupart des prix littéraires, les hommes y sont surreprésentés (ce qui ne fait râler personne dans ce cas-ci). Le plus récent lauréat, en 2017, est Christopher Bollen, pour ce passage dans son roman The Destroyers: «Elle couvre sa poitrine avec son maillot de bain. Le reste de son corps restant délicieusement exposé. Son visage et son vagin sont en concurrence pour attirer mon attention, alors je baisse les yeux vers le triangle à billard que forment mon pénis et mes testicules.» Heu... OK.

Ce que notre rire révèle

Pour Jean-Simon Desrochers, auteur de La canicule des pauvres et de L'année noire, qui pratique une écriture hyperréaliste d'où la sexualité n'est pas exclue, les Bad Sex Awards sont drôles, certes, mais il y voit aussi quelque chose de puritain. «Décourager la surenchère de scènes sexuelles dans les romans, c'est un peu dire: faites attention, on vous surveille», note-t-il.

«On traite la sexualité comme si c'était un sujet particulier, et si on ressent le besoin de faire ce prix critique, c'est qu'on a du mal à traiter cette information-là, on lui donne une valeur plus grande que d'autres événements. La sexualité est un événement somme toute assez banal, qui a longtemps été tabou, alors que fondamentalement, c'est ce qui a permis à l'espèce de se propager, ce qui est assez basique. Les Bad Sex Awards sont représentatifs d'à quel point on est dépourvu de moyens par rapport à ça, et ça oblige les écrivains à écrire des métaphores à coucher dehors, alors que c'est du contenu comme un autre. Moi, comme écrivain, je n'ai jamais écrit sur la sexualité, j'écris sur des personnages, j'écris sur l'être humain, qui est un être sexué, entre autres choses.»

L'exhibitionnisme involontaire

Pour Mélodie Nelson, chroniqueuse, ex-travailleuse du sexe et auteure des romans Escorte et Juicy, ce qui la dérange le plus dans les extraits des prix Bad Sex, c'est «le regard très masculin des relations sexuelles, quand il est trop de l'ordre du fantasme ou très sirupeux comme il voudrait que ce le soit». Pour elle, un passage sur la sexualité ne doit pas obligatoirement avoir pour fonction d'exciter le lectorat. «Comme lectrice, j'aime que ça reste dans le réel, je n'aime pas imaginer l'auteur qui se touche presque en train d'écrire. Je ne veux pas penser à l'auteur! Par exemple, la citation du lauréat de cette année. Ce qui a fait rire, c'est la mention de ses testicules, mais moi, ce qui m'a fait décrocher, c'est qu'il ne savait pas ce qu'il devait regarder entre le visage et le vagin de la fille, cette "compétition" entre les deux. Je me souviens d'un auteur qui, dans les rapports qu'il décrivait, même si c'était un narrateur omniscient, mettait beaucoup d'insistance sur la fille, sur ses réactions. C'était un regard qui avait trop d'emprise, qui n'était plus omniscient. Et quand les hommes écrivent sur le désir de la femme, des fois, c'est choquant comment ils se positionnent, c'est un peu n'importe quoi.»

Entre cul et cucul

Beaucoup de choses vont déranger le lecteur Jean-Simon Desrochers dans un roman, et pas la sexualité en particulier. «C'est la gratuité du passage qui peut déranger, croit-il. Quand on se sent obligé d'aller dans la métaphore, c'est peut-être parce qu'on donne un traitement spécifique à ce sujet-là qui crée des maladresses. Il y a tellement de clichés! Une mauvaise description, c'est quand la sexualité est seulement une finalité. C'est d'une platitude infinie. Si j'apprends quelque chose du personnage, si l'intrigue avance, là, ça va. Mais ça doit s'intégrer à l'ensemble. Un roman doit avoir des moments forts, mais insérés dans une continuité d'une force correspondante, sinon, on est dans une chaîne de montagnes avec beaucoup de ravins et peu de sommets.»

Mélodie Nelson est souvent étonnée par l'abus d'images exagérées. «Parfois, on dirait la révélation du secret de l'existence, de soi, du secret de l'univers, on tombe dans la philosophie, c'est quasi un acte religieux... C'est donner beaucoup d'importance, quand ce n'est pas nécessaire d'en donner tant que ça. Je comprends que le sexe peut être problématique, mais il n'est pas obligé pour que le livre se tienne. Il n'y a pas de scène de sexe dans Le plongeur de Stéphane Larue sans que ça empêche de le lire.»

L'illetrisme sexuel

Mélodie Nelson estime que l'hétérosexualité est très coincée dans ses codes, en littérature. «Beaucoup de schémas sont reproduits dans les scènes hétérosexuelles», note-t-elle, en soulignant le manque de diversité. «J'ai une amie qui adore la littérature érotique et qui a pris du poids dans les dernières années. Elle ne se reconnaît pas dans ce qui s'écrit ni dans l'utilisation constante du mot "plantureuse", par exemple.»

Alors que les écrivains sont censés être des pros de l'imaginaire, certains semblent fort dépourvus quand la baise arrive, disons. Jean-Simon Desrochers évoque une forme de misère sexuelle à l'oeuvre. «Si on reprend tout le discours autour du mouvement #metoo, on remarque vite que c'est avant tout une question d'éducation à la sexualité. Les gens savent peu de choses et devraient tout savoir automatiquement. On commence à se poser des questions sur ce qui est de l'ordre des choses irrecevables, des constructions sociales ridicules, notre rapport à l'autre, l'expression de nos besoins. C'est très mal abordé en littérature, encore plus au cinéma, alors qu'on n'a jamais autant consommé d'images à caractère sexuel. Mais on n'a pas de piste pour réfléchir à ça, nous sommes pour la plupart illettrés en sexualité, on devient des autodidactes, et nous voyons une multitude de dérives.»

Le cas Cat Person

Dans une entrevue sur le sujet au New York Times, le célèbre écrivain Stephen King, qui n'a pas peur d'aborder toutes les peurs de la société, admet que le sexe est casse-gueule en littérature. «Toutes les parties dans l'écriture d'un roman sont intimidantes, mais très peu de romanciers sont capables de bien aborder le sexe. L'acte est habituellement bien meilleur que d'écrire ou de lire sur l'acte.» La solution serait peut-être d'aborder de front tout ce qui l'entoure, finalement, plutôt que de broder avec un imaginaire déjà formaté.

La nouvelle littéraire la plus populaire de l'histoire du célèbre magazine The New Yorker, intitulée Cat Person, a été publiée dans le numéro du 11 décembre 2017 et a suscité un énorme engouement et des débats enflammés autour de la question du consentement. C'est la nouvelle la plus «virale» depuis Brokeback Mountain d'Annie Proulx, selon le magazine, qui n'en revient toujours pas. Elle raconte dans les moindres détails, au scalpel, même, l'histoire d'un rendez-vous et d'une baise ratés entre Margot, 20 ans, et Robert, 34 ans, et comment elle n'a pas été en mesure de l'éviter. Son auteure, Kristen Roupenian, une parfaite inconnue, s'est fait proposer un contrat d'édition dans les sept chiffres. La preuve que le mauvais sexe peut vendre... quand il est bien écrit.