L'auteure de Petites difficultés d'existence a mis 10 ans à construire brique par brique Pour sûr, cet inclassable et fascinant roman où le chiac est à l'honneur.

On pense parfois que le roman s'essouffle. Qu'il n'arrive plus à se réinventer. Eh bien, on a tort. Prenez le douzième titre de France Daigle, cette auteure acadienne qui tisse une oeuvre discrète, mais oh! combien personnelle depuis bientôt 30 ans.

Ouvrez le livre au hasard, à n'importe laquelle de ses 752 pages, et lisez l'un des 1728 fragments qui le composent. Vous pourriez par exemple vous retrouver chez Didot, la librairie que dirige Thierry, père du petit Étienne et de Marianne. Ou au Babar, ce bar dont Carmen, leur mère, est propriétaire, et surprendre une conversation (en chiac) entre deux clients. Vous pourriez tout aussi bien tomber sur quelque digression philosophique, botanique, ésotérique, ou sur une liste de mots de Scrabble ou de noms (poétiques!) de points de broderie... Croiser des statistiques, des noms de couleur ou des haïkus, des citations de Michelet, Lacan, Freud, ou même de France Daigle! Ça ne vous plaît pas? Zappez. C'est la beauté de l'affaire. Ne suivez que l'histoire de la famille de Thierry ou de la petite communauté de leurs amis. Mais surtout, amusez-vous.

Si ce n'est pas un roman dont vous êtes le héros, qu'a écrit France Daigle, c'est un livre qui sollicite votre participation. Qui multiplie les étages, les niveaux, les galeries. L'oeuvre est de la romancière, mais c'est vous qui vous dirigez à l'intérieur de ce labyrinthe rigoureusement organisé. France Daigle fait partie de ces écrivains de la contrainte, les descendants des Oulipiens qui, comme Jean-François Chassay (L'angle mort, Les Ponts...), ne sont jamais aussi libres qu'à l'intérieur d'une structure ou d'un cadre prédéterminé. «C'est comme si je ne sais pas ce que j'ai à dire, au fond, explique Daigle avec son délicieux accent néo-brunswickois. Ce qui fait que, sans la contrainte, rien ne m'oblige à dire. Mais dès que j'ai une grille, je peux la remplir.»

À la base de Pour sûr, Umberto Eco et son Oeuvre ouverte, qui lui a donné envie «de faire des oeuvres larges... larges... qui ouvrent sur autre chose.» Et le chiffre 12, dont l'auteure avait lu dans quelque livre des symboles que, multiplié par lui-même, il devenait symbole de sérénité. Voilà pourquoi elle a agencé son roman selon 144 chapitres de 12 fragments. Un travail de moine. «Le lecteur ne doit pas trop s'embarrasser de tout ça, assure-t-elle pourtant. Mais s'il veut s'amuser à fouiller, à décortiquer la structure, il peut le faire.»

Il peut aussi, tout au long de ce roman foisonnant, se familiariser avec le chiac, cette langue mal-aimée, mal assumée, mais bien en chair, que l'auteure sait faire chanter avec autant de justesse que Michel Tremblay avec le joual. Ce qui n'est pas peu dire.

C'est supposé qu'y en avait du temps de Molière qui trouviont que son français était trop populaire, pas assez raffiné, dit un personnage.

Denne hõw cõme qu'y disont tout le temps la langue de Molière, comme si qu'y était le kingpin du français?

Probablement parce qu'y a venu fãmous. C'était peut-être le premier Français à venir fãmous.

Si vous vous demandez ce qu'est cette langue, si elle a une vie, après La Sagouine, comment elle se déploie, évolue, il faut lire Pour sûr. «Je n'essaie pas de vendre le chiac, précise France Daigle. Mais c'est une langue. Elle a sa propre grammaire. Elle devrait pouvoir exister sur papier. Les Acadiens, surtout ceux du sud-est du Nouveau-Brunswick, ont été pendant des décennies gênés de parler. On leur a dit qu'ils parlaient mal. Ils ne voulaient ni aller à radio, ni à la télé. Il faut sortir de ça. Moi aussi je peux très bien parler comme ça à mes heures! C'est juste que je me retiens, je refoule ça! Mais des fois je m'entends, et je me rends compte comment deep que c'est dans moâ! Il faut que ça sorte. Alors laissons-la sortir un peu.»

Des états d'âme

France Daigle s'en confesse, elle n'est pas une auteure des émotions, des états d'âme. Le roman psychologique, ce n'est pas pour elle. «Vous me demanderiez d'écrire sur un sujet comme la solitude, par exemple, et au bout de trois pages j'aurais fini. Je ne pourrais jamais écrire un roman sur ça!» Pourtant ses personnages - qu'elle ramène d'un roman à l'autre- inspirent la tendresse, avec leur vie simple, leur bonheur tranquille. Comment seront reçues ces nouvelles pages de leur vie? Les lecteurs accepteront-ils de se laisser prendre dans ce piège génial qu'elle leur a tissé? Seront-ils rebutés par l'ampleur de la tâche? Par la nouveauté du projet? La complexité de la structure?

«C'est un livre un peu nouveau, avance l'auteure. Or parfois les gens sont attirés par les choses nouvelles. Peut-être vont-ils le lire un peu, juste pour voir ce que c'est, pour en prendre connaissance. Et s'ils sentent en le lisant ce que moi je sentais en l'écrivant, ce serait déjà merveilleux. L'expérience en aura valu la peine.»

Pour sûr

France Daigle

Éditions Boréal, 752 pages

Cote: ****