L'effet est saisissant. Dès les premières pages de Comme le fantôme d'un jazzman dans la station Mir en déroute, le lecteur familier de La sirène rouge et Les racines du mal se sent en terrain connu. L'efficacité de la phrase, le ton à la fois détaché et frondeur, l'action qui prend le pas sur la réflexion, tout rappelle ses deux premiers titres publiés dans la Série noire. Ce n'est pas fortuit.

Dantec a commencé ce bouquin dans les années 90, avant d'entreprendre Babylon Babies. Patrick Raynal, alors directeur de la Série noire, l'avait invité à participer au collectif Les 13 morts d'Albert Ayler. Le romancier avait accepté... pour ensuite se désister. «Il se trouve que j'ai explosé les budgets», s'amuse-t-il. Raynal lui avait demandé une nouvelle d'une trentaine de pages. Dantec en a vite accumulé 80, voire 120...

 

Le jazzman de son dernier roman, c'est donc Albert Ayler, un saxophoniste de free jazz mort noyé dans le port de New York. Dantec ne saurait toutefois dire si sa présence dans la station Mir a précédé le récit du braquage dans son esprit allumé. «C'est toujours pareil, dit-il. Le roman existe par lui-même, il veut dire quelque chose et se sert de la bouche du romancier pour le dire.»

«Ce qui m'intéressait, c'était comment Albert Ayler pouvait être une figure angélique. Ç'a été un artiste maudit, qui est mort dans des circonstances probablement tragiques et qui sont restées mystérieuses. Il y avait quelque chose de la bonne vieille histoire de fantôme, son âme étant restée coincée quelque part dans les limbes.» Le romancier a décidé d'en faire un ange du XXIe siècle capable de sauver la station Mir... «en échange d'un certain nombre de morts».

Instrument du roman

Ça a l'air tout simple. Ce ne l'est pas. On parle de Dantec, après tout. C'est-à-dire d'un écrivain à l'imagination foisonnante, dont l'univers romanesque ne se prive de rien: science-fiction, expérience religieuse, biotechnologies, mysticisme, ésotérisme, clins d'oeil au rock'n'roll et j'en passe. Ce qui se présente d'abord comme un simple jeu du chat et de la souris à l'ère des frontières électroniques se transforme assez vite en un récit complexe préoccupé par des questions génétiques et le salut d'une âme.

Les deux braqueurs, Karen et son compagnon de cavale (le narrateur), sont tous deux atteints d'un neurovirus qui leur «bouffe les neurones à vitesse grand V». Une maladie qui provoque des épisodes de grande clairvoyance et les transforme en antennes sur deux pattes capables de communiquer avec la station spatiale en déroute. Dantec qualifie ces deux personnages de «fils» qui permettent à l'histoire de tenir. «Mais je ne saurais pas dire comment!» ajoute-t-il, en échappant un rire un brin malicieux.

Le romancier se dit volontiers «instrument» de ses romans. Il travaille sans calcul et sans plan. Ses personnages surgissent, l'impulsion de l'histoire survient et il s'installe au clavier. «Mon boulot, c'est celui d'un reporter, suggère-t-il. Je dois suivre les personnages et raconter ce qui se passe au lecteur. C'est presque du journalisme intérieur, si j'ose dire.»

Invention et Révélation

Dantec s'intéresse au monde réel, mais seulement jusqu'à un certain point. Sinon, il aurait peut-être fait journaliste, justement. «Ce qui m'intéresse, c'est ce qu'il y a derrière. C'est quoi le mystère? La science m'aide à y voir plus clair, mais il n'y a pas que la science. Je suis un écrivain catholique. Une fois qu'on a la foi, c'est difficile de la perdre.

- Même en écrivant?

- Surtout en écrivant, assure-t-il. La littérature m'a conforté dans la certitude absolue, même, de la foi chrétienne. Qu'y puis-je?»

Il ne faut donc pas s'étonner de percevoir un sous-discours religieux dans son dernier roman. Dantec assure toutefois n'avoir pas «fait exprès» et avoir même coupé des références qu'il cherchait à y coller, parce qu'elles paraissaient plaquées. «Le roman impose sa propre logique», laisse-t-il tomber.

Une logique pas toujours limpide - le quatrième et dernier chapitre de ce court roman est particulièrement flyé-, mais jamais à court de ressorts dramatiques ou de flashes brillants. Ici, il suggère que le phrasé du saxophoniste Ayler est l'expression la plus pure de son ADN. Poétique, non? Plus concrètement, il invente une cyberpolice et des «hypercartes» d'identité renfermant jusqu'à l'hologramme de l'organisme du détenteur...

La grande force de Dantec se trouve là: imaginer un futur, ses avancées biotechnologiques, ses enjeux, ses conflits et même le langage qu'il faut pour leur donner vie. Il lui arrive de diluer son imagination vive dans de longues digressions, mais ce n'est pas le cas avec l'histoire de ce jazzman fantôme, qui tient en à peine plus de 220 pages.

Dantec serait-il subitement atteint d'anorexie littéraire? Non, assure-t-il. Son prochain roman, dont l'action se déroule en partie dans la ville minière de Fermont, à la frontière du Labrador, sera une brique.

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Comme le fantôme d'un jazzman dans la station Mir en déroute

Maurice G. Dantec

Albin Michel, 211 pages, 26,95$