« C’est à Niagara que j’ai contracté à trois ans la maladie de la mort et je ne m’en suis jamais remise », écrit Catherine Mavrikakis dans un nouveau roman qui éclaire l’ensemble de son œuvre, dont la mort a toujours été le personnage principal et chez qui sa seule ombre anéantit toute possibilité de sérénité.

En 1964, le père de Catherine Mavrikakis prend une photo de sa femme et de sa fille aux chutes du Niagara, où ils s’arrêtaient souvent, en route vers la résidence de la tante de Catherine, à Gary en Indiana. Cette diapositive, l’image même d’un bonheur qui ne peut durer, devient, au présent, le bout de fil sur lequel tire l’écrivaine.

« En 1964, quand, devant les chutes, mon père a pris une photo d’elle et de moi, j’ai senti que je pouvais la perdre, se souvient-elle. À ce moment, j’ai su que rien, non, rien, ne pouvait nous préserver de cette précipitation du temps qui jamais ne stopperait sa course, de cette descente aux enfers que serait la vie. » Plus de 50 ans après, la fille accompagne le corps de sa mère morte qui traverse le continent et dérive du fleuve Saint-Laurent jusqu’au golfe du Mexique, longue et étrange procession funèbre à travers un décor peuplé de fantômes.

Romancière de l’angoisse existentielle, du sarcasme et de la noirceur, où songer au pire est autant une affliction qu’une hygiène, Catherine Mavrikakis a signé l’an dernier avec Impromptu un texte court et caustique, jetant une instructive lumière sur son rapport à l’enseignement et à la littérature. Niagara s’inscrit dans la même lignée, moins dans son ton, ici plus solennel que corrosif, qu’en ce qu’il remonte à la racine de cette obsession pour la mort qui tapisse son œuvre.

Niagara peut ainsi être lu comme une sorte d’addenda — fascinant – à certains de ses livres les plus importants (notamment Omaha Beach et Le ciel de Bay City). Le symbole que deviennent les chutes du Niagara résume parfaitement la posture de prédilection de l’écrivaine, qui n’est jamais autant chez elle que lorsqu’elle se tient au bord du vide, obnubilée par le précipice.

Mais la mort, chez l’autrice des Derniers jours de Smokey Nelson, n’est jamais simplement qu’une fatalité inhérente à l’existence, mais aussi les fondations — 500 ans de violence et de sang — sur lesquelles a été érigée l’Amérique. Révulsée par la légèreté et le kitsch avec lesquels est encore racontée cette histoire de souffrance et d’exploitation, elle se rappelle avoir visité en Louisiane, en 1968, une plantation transformée en lieu touristique, où les estivants étaient « déjà tous prêts à rejouer les gentlemen-farmers sudistes ».

Livre digressif au ton empruntant beaucoup à l’essai — « Est-ce vraiment un roman ? Je me vois plutôt comme une écrivaine du documentaire, une géographe du territoire américain » —, Niagara croise le chemin de Jeff Buckley, d’Ivan Doroschuk (Men Without Hats), de Joyce Carol Oates et de Josephine Baker, qui deviennent tous tour à tour les compagnons de désespoir de l’endeuillée. Désespoir qui, chez Catherine Mavrikakis, est la forme la plus aiguë de la lucidité.

Niagara

Niagara

Héliotrope

180 pages

7/10